Certains enfants, on l’a vu, sont parvenus à inventer, dans le secret de leur monde intérieur, des stratégies de comportement et de pensée visant à préserver le souvenir de leurs parents et les liens avec le monde d’avant la séparation. Ils ont mis toutes leurs forces à demeurer juifs malgré tout. Pour un enfant caché, rester juif en France dans les conditions de la guerre fut un authentique acte de résistance. Après la guerre, étant donné l’état des communautés juives d’Europe et les conditions de vie des survivants, auxquels s’ajoutait la fragilité psychique des familles de rescapés, continuer à être juif a également été un acte de résistance.
On appelle « enfant caché » un survivant qui a, enfant, dû se cacher et dissimuler son identité afin d’échapper à l’arrestation, la déportation et l’extermination pendant la Shoah. Durant cette période, cet enfant a généralement été séparé de ses parents et du judaïsme. Au lendemain de la guerre, il a le plus souvent appris qu’une bonne partie de sa famille avait été assassinée – beaucoup sont restés orphelins d’au moins un parent. La plupart sont redevenus juifs après la guerre.
J’étais ainsi obligé de m’amputer d’une partie de moi pour avoir le droit d’exister. Le problème, c’est qu’après la guerre on continue à vivre comme on en a eu l’habitude, on continue à s’amputer de soi-même. C’est-à-dire que la fin de la guerre n’a pas été la fin du problème. Lorsqu’on a appris à se défendre, appris à survivre, on continue à le faire même quand il n’y a plus de raison, quand ça n’a plus de sens.
Boris Cyrulnik
Certains enfants cachés ont été rendus enragés et sont devenus des vengeurs. Certains ont eu tellement peur qu'ils ont continué à se cacher leur vie durant. D'autres n'ont pas su reprendre le cours de la vie en tant que Juifs. D'autres encore ont été fragilisés au point d'être envahis de manière quasi quotidienne par la souffrance.
Une des expressions psychopathologiques de sa souffrance, l’alcoolisme, constitue elle aussi une marque de son errance : alors que pour un français du terroir l’alcoolisme est une maladie courante, conforme aux attentes du groupe, elle est, pour les juifs, une marque de non conformité qu’il faut interpréter ici, non pas comme l’expression d’un conflit intrapsychique spécifique, mais comme le signe d’une inadéquation de l’individu à son milieu culturel.
Alors que l’alcoolisme du terroir constitue ce que Devereux appelle un désordre ethnique, une pathologie complexe et culturellement codée, reconnaissable et interprétable par le groupe, il est pour le monde juif une marque de désordre absolu, un signe de détachement.
Les enfants de survivants cherchent en vain quel lien existe entre ce dont ils ont hérité et le monde qui les entoure (242).
(Note 242 : En cela, ils se rapprochent des enfants des nazis, cf Bar-On (1991).)
Bien sûr, il n'en existe aucun. Le monde du génocide n'a absolument rien de commun avec le monde normal. Le monde des Droits de l'Homme, de « l'homme universel » ne peut rendre compte des grand-parents « partis en fumée ». La psychanalyse, prise aux piège des exigences d'universalité, ne peut, elle non plus, offrir du sens aux enfants de survivants.
il semble qu'en l'absence d'un contenant culturel approprié, les traumatismes et les dépressions qui en découlent sont voués à être transmis aux générations suivantes sur un mode pratiquement identique. Les enfants s'approprient les traumatismes parentaux comme s'ils les avaient vécus eux-mêmes (…) Ils deviennent alors les contenants de l'histoire parentale au lieu d'en être les héritiers.
Comment font-ils pour bénir Dieu plusieurs fois par jour après ce qui s'est passé ? Tu comprends, fondamentalement, ça ne va pas. Tu ne peux pas remercier un être pour les merveilles qu'il t'a données, alors qu'il t'a foutu en l'air ! Et pas seulement moi ! Mes parents seraient morts dans un accident de voiture, ce serait pas la même chose ! Mais là, c'est tout le monde qui a souffert !
Il (Bergman) met en garde, tout comme d'autres psychanalystes, contre la qualité houleuse du transfert et contre les RÉACTIONS CONTRE-TRANSFÉRENTIELLES (c'est moi qui met en majuscules), et surtout contre LES RÉSISTANCES DES THÉRAPEUTES À ENTENDRE ET DONC À LAISSER PARLER LES PATIENTS du passé traumatique (c'est toujours moi qui mets en majuscules).
Comme dans beaucoup de familles de survivants, les liens étroits entre les membres de la famille sont l'occasion de grande connivence mais aussi de grande menace. Les parents survivants restent toujours inquiets au sujet de leurs enfants. Ils s'imaginent sans cesse qu'ils pourrait leur arriver malheur. Ils ont besoin d'être rassurés en permanence.