J'ai du mal à supporter l'idée qu'une créature unique en son genre, existant peut-être depuis plusieurs millions d'années, disparaisse pendant mon tour de garde, ma brève existence. [...] Le plus désolant, c'est le côté irrémédiable de cette extinction qui n'aurait jamais dû avoir lieu. Malgré toutes les autres calamités que nous avons infligées au monde, déforestation, pollution de l'air, acidification des océans, surpopulation, fonte des calottes glaciaires, disparition des glaciers, il reste quand même un très vague espoir que nous soyons capables de changer suffisamment nos modes de vie pour mettre halte au déferlement, arrêter la dégradation de la planète, voire inverser la tendance. Mais chaque espèce qui disparaît est comme une lumière qui s'éteint et qu'on ne pourra jamais rallumer. Nous en sommes tous plus pauvres.
Je n'ai pas pu m'empêcher de penser que j'aimerais beaucoup mieux rencontrer une martre des pins à l'improviste, même s'il ne s'agissait que de l'entrevoir au sommet d'un arbre, plutôt que de les découvrir sur rendez-vous. Cela a trait à la qualité de l'expérience et me pousse d'ailleurs à me demander ce que je vois exactement, quand je sors observer la nature. Il m'arrive de voir un animal dans un zoo, de tout près, et pourtant, j'ai l'impression que cela ne compte pas ou presque ; ou de regarder un documentaire animalier qui me donne un aperçu intime de la vie privée d'un animal, mais jamais cela ne pourra vraiment remplacer le contact direct. Rien ne peut se comparer à la joie qu'inspire une rencontre, même très brève, avec un animal sauvage rare et beau dans son élément naturel. Il n'est pas ici question de ce que j'ai vu, mais d'avoir su nouer un lien momentané avec la nature sauvage, et d'avoir trouvé un endroit dans le monde pour mon propre coeur sauvage.
Ce dont le monde a le plus besoin, ce sont des endroits où personne ne va ; absolument personne, même pas moi. Quand je m'aventure dans des zones sauvages, j'ai souvent l'impression que ce caractère sauvage fuit devant moi, à chaque pas que je fais.
Quelquefois, je me dis que je voudrais bien arrêter une fois pour toutes ; renoncer à mes constants vagabondages, à mes errances, à mes retours sur le passé, à mes projections dans l'avenir. J'aimerais dire que ça suffit comme ça, que j'en ai soupé de la bougeotte, de cette manie de vouloir voir ce qu'il y a au-delà du prochain horizon. Je voudrais choisir un endroit et me dire qu'il sera parfait, que tout ce dont j'ai besoin s'y trouve. Je m'assiérai sans plus de façons pour ne plus me relever ; au lieu de partir à la découverte du monde, je laisserai le monde venir jusqu'à moi et je verrai ce qu'il apportera. J'attendrai en regardant le monde tourner autour de moi ; j'attendrai en silence et je laisserai le silence tomber. Ce sera un lieu de repos, un lieu où j'apprendrai à apprécier enfin ce qui est là, plutôt que de faire une fixation sur ce qui n'y est pas. p.210
Je n'ai pris aucune photo au début de mes longues années de voyage ; c'était une question de principe. J'étais convaincu qu'en voyant le monde comme une occasion de faire des photos, mon expérience s'en trouverait contaminée et cela m'empêcherait de le voir vraiment. J'en serais réduit à le considérer de manière sélective, à le cadrer, à choisir quelles parties privilégier et quelles parties rejeter, à enregistrer la vie plutôt que de la vivre. Je m'inquiétais à l'idée que je finirais par ne plus vraiment me rappeler les choses, mais simplement leur image.
[Je n'oublie] jamais toutefois que le monde sauvage n'a pas été créé à mon intention ; il n'est pas là pour nous donner des leçons de vie, il existe de toute éternité, uniquement pour lui-même.