Citations de Noël Boudou (121)
A mon insu, le monstre, la bête en moi venait de naître.
Ne pas mourir idiot. Ne pas mourir innocent. Si je me suis trompé et que le dernier jour je me retrouve devant saint Pierre, je vais avoir l'air fin. Je préfère saint Patrick, au moins, chez lui, on boit des bières.
Je pourrais chercher des solutions concrètes, affronter mes problèmes comme un homme, seulement voilà, je suis totalement accro à cette merde. Le premier réflexe de mon corps à la moindre petite contrariété : avaler un comprimé ou deux ou trois. Je suis tellement habitué à cette réaction que mes besoins sont automatiquement calculés par mon organisme. Il me réclame la dose nécessaire à m’apaiser en fonction du dilemme auquel je suis confronté.
Je m'enfile le Jack d'un trait et tends le verre pour réclamer Daniel's. Il arrive avec le sourire et plonge dans ma gueule aussi sec.
- Tu vas bien ? Tu as l'air crevé ?
- Ouais, c'est rien, t'inquiète. Après deux trois bières ça ira mieux, n'est-ce pas ?
- La bière soigne tout, c'est bien connu.
Je suis vieux, je suis seul, je suis alcoolo, je suis une caricature.
Mon cerveau semble paralysé, incapable de faire autre chose que de faire vivre mon corps en forçant mes poumons à respirer, mon cœur à battre et ma main gauche à me glisser un nouveau comprimé dans la bouche. De vieux réflexes de survie. Penser, réfléchir, comprendre, trouver des solutions, il en est incapable. Si ce n’était que de moi, je le foutrai à la porte pour faute grave sans indemnités ni rien. Ma cervelle est un peu comme ce connard de chanteur toxico d’un groupe de rock, personne ne peut plus le supporter, tout le monde a envie de lui coller des tartes dans sa jolie petite gueule, mais voilà, le connard chante magnifiquement bien et il paraît impossible de le remplacer. Voilà, mon cerveau est comme le connard du groupe Oasis, insupportable mais indispensable.
Ce soir, je me couche détendu. Pas mal bourré, ce qui actuellement revient au même. L’alcool a ce dangereux pouvoir de faire fuir les démons, les mauvais souvenirs, les douleurs et les insomnies. Je deviens peut-être alcoolique, mais je m’en fous. A mon âge, devenir dépendant n’est pas vraiment grave. Je serai mort bien avant que cette dépendance ne devienne dangereuse. Alors je la titille, je joue avec elle. Je sais que c’est pas elle qui me tuera, alors je l’emmerde ! Ouais, bien comme il faut, avec les formes. Je l’emmerde. Demain matin, je me fais un petit déjeuner à la bière.
- Je ne sais pas si tu te rappelles, mais avant on était amis et tu savais où se trouvait le bar. Avant que ton fils ne tue ma femme et que tu n'essayes de la faire passer pour une allumeuse aux yeux de tous. Les bouteilles sont toujours au même endroit, rapporte-moi une bière. Tu auras fait au moins un truc utile dans ta journée, enculé.
Il revient deux minutes plus tard, toujours précédé de cette odeur de sueur dégueulasse. Il pose la bière décapsulée devant moi et s'installe en face d'un whisky XXL. Il en avale la moitié, d'une gorgée. Il a le regard aussi vide que celui d'un curé tentant de comprendre l'évolution selon Darwin.
Je remonte dans ma chambre – silence dans celle de mes invités –, me déshabille entièrement et m’allonge sur le lit sans prendre la peine de me glisser sous la couette. À la télé, Trump crache sa haine de tout ce qui n’est pas aussi blanc, riche et moche que lui. Comment les Américains ont-ils pu être assez cons pour… Le sommeil me saisit, je n’ai rien vu venir. J’adore ça.
Ma chef fait sa ronde habituelle, me félicite en voyant le service rutilant et m’autorise même à prendre une heure. J’aimerais refuser juste pour la contrarier, mais j’ai beaucoup à faire avant l’arrivée de nos amis. Cette garce ne peut s’empêcher d’ajouter à ses compliments le petit « vous voyez quand vous voulez » assassin qu’elle affectionne tant. Il serait tellement facile de l’étouffer entre un brancard et le mur, et de balancer ses cinquante kilos dans un frigo…
Tu vois, quand je veux je te tue, pétasse !
… Seulement, ce n’est pas dans ma nature. Je suis quelqu’un de calme et de réfléchi. On ne tue pas les gens pour une petite réflexion désagréable. Non, ça ne se fait pas.
Ni vu ni connu je te tue, salope !
A mon âge, se lever n'est pas une partie de plaisir. Ma vieille carcasse craque de partout, les douleurs se réveillent en même temps que moi. Je passe vider ma vessie, l'odeur d'urine est forte, surtout celle du matin. J'ai encore ma prostate, fatiguée, mais elle fait son taf comme elle peut. Le solide gaillard que j'étais il y a de nombreuses années a disparu au profit d'un vieux pantin désarticulé, plein d'arthrose, aussi rapide qu'une tortue sous tranquillisants. Je maudis, encore une fois, ce miroir qui me lance mon reflet à la figure comme une insulte.
Ma vie, à cet instant, est une page blanche. Celle qui pourrit la vie de l’écrivain, je n’ai aucune histoire à raconter. Et personne pour la découvrir, s’y intéresser. Suis-je seulement vivant ? Je suis peut-être mort il y a quelques heures dans ma baignoire. Vidé de mon sang puis noyé dedans.
Il me faut un verre, deux, trois, peut-être bien plus. Après tout ça intéresse qui ?
Un coup d’œil à ma montre : 10 heures, presque l’heure de l’apéro, non ? Je m’enfile quelques rasades de Jack à la bouteille, puis m’en sers une dose généreuse avant de sortir m’installer sur ma terrasse.
Je me colle trois cachets sous la langue et attaque un concert de air guitar d’une intensité rarement égalée, même par les plus grands groupes de heavy metal de la planète.
Debout sur la table basse, je me contorsionne en secouant la tête au rythme du mythique Fucking Hostile des Texans. Je saute par-dessus la foule en délire pour atterrir sur le canapé. Mon invisible guitare hurle dans les aigus, à la limite du larsen, mais pas de problème, je maîtrise l’instrument. C’est assez violent pour être sublime. Aucun groupe sur terre n’a à ce point atteint la puissance pachydermique de Pantera.
Elle va dans la cuisine et revient les bras chargés d’une bouteille de whisky et d’une bouteille d’eau. Elle me tend cette dernière.
« Rince ton verre, là, c’est du sérieux. Un petit Elijah Craig 18 ans d’âge ! J’ai hésité parce qu’il est cher. Mais bon, pas de mal à se faire du bien, hein, mon beau ? C’est américain. Comme disait mon Jeannot, sont forts ces cons. »
Elle me sert une bonne dose de l’Elijah Craig. Putain, quel bourbon ! L’alcool coule dans ma gorge me laissant en bouche un léger goût de noix de coco. Merveilleux.
Vingt ans de rage qui marine, ça fait mal, c’est comme la gnôle.
Après avoir dégusté le succulent repas préparé par Bao, nous passons sur la terrasse ombragée. Les saveurs des épices tournent encore dans ma bouche. Le soleil déchaîné, l’accent léger mais bien présent de mes hôtes, et pendant quelques instants je me crois revenu au Sénégal. Et bon sang ! je me sens aussi bien que le curé lorsqu’il se tripote en écoutant les cochonneries que ses ouailles lui balancent dans le confessionnal.
Je pique une clope à Pierre en pensant que ça va me faire du bien, comme dans les films. La clope qui calme les angoisses, qui permet de retrouver son assurance. Mais tout ça, c'est des bobards, ça fait bien dans les bouquins le héros qui allume sa clope et se remet d'aplomb. Mais c'est tout, en vrai, tout ce que ça fait, c'est de te tuer un peu.
Être insomniaque est une vraie torture au quotidien, contre laquelle les médecins, assez désarmés, ne proposent que des drogues plus ou moins douces deviennent inutiles et on passe vite aux choses sérieuses. Stilnox, Imovane, hypnotiques en tous genres. Et quand eux aussi deviennent inefficaces et que plus rien ne s'offre à nous, on augmente les doses et c'est la chute vertigineuse vers la dépendance. De malade, car l'insomnie est une maladie, on devient toxico, drogué, camé au dernier degré. J'ai tout essayé quand je me suis aperçu que je glissais. Psys, hypnose, acupuncture, magnétisme. Tout ce que j'ai gagné, c'est de perdre un fric monstre. Et quand tous ceux-là échouent, ils vous renvoient vers... Personne. Vous-même.