Texaco a été lauréat du Prix Goncourt 1992 - gros roman de 432 pages qui vous engloutissent dans une lecture passionnante mais touffue, lente, parfois laborieuse (tiens, la narratrice s'appelle Marie-Sophie Laborieux, coïncidence?). Lecture compliquée par le mélange de français littéraire, de vocabulaire oral de la Martinique avec parfois des expressions créoles. Comme j'avais envie de tout comprendre dans ce voyage littéraire j'ai souvent arrêté la lecture pour chercher les mots que je ne comprenais pas.
Lecture compliquée aussi par l'intervention de plusieurs narrateurs : Marie-Sophie Laborieux, dans ses cahiers transcrit les paroles de son père Esternome, qui, lui-même rappelle les souvenirs des générations précédentes. Intervient aussi un urbaniste rédigeant des rapports...
Texaco est un quartier, bidonville, favela, de Fort-de France installé sur le terrain de la Compagnie Pétrolière Texaco et fondée par Marie-Sophie Laborieux.
Le titre Texaco qui fait du quartier un personnage à part entière, s'intègre dans une focale "architecturale" . Les repères chronologiques mis en avant par l'auteur sont des modes de construction : "TEMPS DE CARBET ET D'AJOUPAS "les Indiens Arawaks vivaient dans des huttes, après 1680, au "TEMPS DE PAILLE" les esclaves africains étaient dans des cases couvertes de paille autour des habitations des colons, "TEMPS BOIS-CAISSE" correspond à l'effondrement du système des habitations tandis que les cases construites en débris de caisses s'élèvent autour des grandes usines à sucre. "TEMPS FIBROCIMENT" correspond à la construction de Texaco et précède le "TEMPS BETON".
Chamoiseau a donc rythmé la saga par l'édification des cases. L'histoire commence au Temps de Paille du temps de l'esclavage, de 1823 où le grand père - empoisonneur fut mis au cachot tandis que la grand-mère était blanchisseuse. Le père, Esternome, naquit dans l'habitation et passa son enfance dans la Grand-case. Ayant sauvé la vie du Béké, il gagna la liberté de savane. La première partie du livre raconte comment Esternome s'est affranchi, comment il a quitté la campagne, est "descendu vers l'En-ville" où il est devenu charpentier sous la conduite du maître charpentier Théodorus.
Un des évènements les plus marquants de l'époque fut en 1848 : l'Abolition de l'Esclavage
"En fait, Sophie ma Marie, moi-même qui l'ai reçue, je sais que Liberté ne se donne pas, ne doit pas se donner. La liberté donnée ne libère pas ton âme"
Esternome tomba amoureux. mais je ne vais pas vous raconter tout le livre....Avec Ninon, il a essayé de se construire un paradis, un jardin au flanc d'un morne...
"Soufrière a pété, Soufrière a pété"
la catastrophe, la destruction de Saint Pierre le 8 mai 1902 l'exode vers Fort de France va marquer une nouvelle époque, Estenome a tout perdu, sa Ninon, son paradis sur le morne, et pourtant un nouveau départ: une nouvelle compagne lui donne une fille Sophie-Marie.
Nous allons suivre les aventures de la petite fille dans le Quartier des Misérables, la survie en vendant des fritures dans la rue. Orpheline, il ne lui restait plus qu'à faire la bonne avec plus ou moins de bonheur. Intelligente, elle a tiré profit de l'environnement, des musiciens de son premier maître, a appris à coudre chez la suivante, puis à lire et écrire. Son plus grand trésor fut quatre volumes qu'elle emporta : Montaigne, Rabelais, Alice de Lewis Caroll et les Fables de La Fontaine. Lectrice, mais aussi scribe de l'histoire de son père et de ses ancêtres esclave. C'est elle qui a fondé Texaco, qui en est devenue l'écrivain public, l'animatrice jusqu'à aller trouver Césaire :
Au nom de l'hygiène, de la modernité, Texaco sera-t-il détruit pour caser ses habitants dans des achélèmes?
"L'urbaniste occidental voit dans Texaco une tumeur à l'ordre urbain. Incohérente. Insalubre. Une contestation
active. Une menace. On lui dénie toute valeur architecturale ou sociale. Le discours politique est là-dessus négateur. En clair, c'est un problème. Mais raser, c'est renvoyer le problème ailleurs, ou pire : ne pas l'envisager.
Non, il nous faut congédier l'Occident et réapprendre à lire : réapprendre à inventer la ville. L'urbaniste ici-là,
doit se penser créole avant même"
[...]
Texaco. J'y vois des cathédrales de fûts, des arcades de ferrailles, des tuyauteries porteuses de pauvres rêves.
Une non-ville de terre et d'essence. La ville, Fort-de-France, se reproduit et s'étale là de manière inédite. Il nous faut comprendre ce futur noué comme un poème pour nos yeux illettrés. Il nous faut comprendre cette ville créole dont les plantations, nos Habitations, chaque Grand-case de nos mornes, ont rêvé – je veux dire engendré.
C'est un beau roman, c'est aussi une histoire vraie.
Un Goncourt largement mérité et qu'on ne risque pas d'oublier, 30 ans après le prix.
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