Pierre Vergeat

Un père sans sa fille n'est plus qu'une âme perdue dans un désert sans fin.

Il apparut en dernier, les flammes projetant son ombre gigantesque sur le sol rempli de cendres. Vêtu d'un costume rouge resplendissant et tenant dans ses bras quelques enfants, le surhomme avançait d'un pas puissant. Son visage était masqué, et ses muscles semblaient sortir des bandes dessinées dont Ethan raffolait tant. "Oméga ! Oméga ! " se mirent à crier les personne sur place.

Les promesses, ça se sert plus facilement que le whisky.

« Les rumeurs, les ragots, les murmures ont creusé des sillons dans mon esprit, y ont planté une graine qui, en vingt ans, a eu tout le loisir d’étendre ses racines.
« Tu as tué ton frère ».

Certains pédophiles, par honte envers eux-mêmes, veulent ne pas être vus par leur victime. Dans ce cas, ils étrangleront de dos. Celui-là, au vu des sévices extrêmes qu’il a fait subir à Lucas, on attendrait de lui qu’il assume pleinement sa déviance, qu’il l’embrasse, qu’il en soit même fier. Ce lieu, cette position, le fait que la mère découvre l’enfant, ce n’est pas un hasard. C’est une mise en scène parfaitement orchestrée.

D’ordinaire, les meurtres par strangulation laissent des traces qui montrent que le tueur se tient en général face à la victime, ou de dos. Mais sur cette victime, la position des mains me fait supposer qu’il était à ses côtés lors de l’étranglement. Regardez l’alignement des phalanges et du pouce, on ne s’y trompe pas. Il est très rare de voir ce décalage dans ce type d’agression.

Regardez la forme des ecchymoses, elles sont allongées. Mais je ne pense pas que ce soit ça qui ait tué la victime. Je pencherais plutôt pour les traces autour de son cou, mais quelque chose me chiffonne. A-t-on vérifié les parties génitales ?

La femme est sous le choc, le mari est avec elle dans leur maison. On est en train de les interroger.
Albin et son oncle rejoignirent le reste de l’assemblée qui s’écarta pour leur laisser prendre place devant Lucas Auriel. Émilie le toisa d’un air mélangeant mépris et surprise.

L’étranger eut le malheur de regarder avec un peu trop d’insistance les séquelles que la victime avait endurées. Il se retourna d’un bond, pris de violents spasmes. Henry Petit s’avança vers son neveu pour le réconforter.

Chacun de ses pas semblait le mener encore plus profondément dans cette horreur si commune. De son passé de criminologue spécialisé dans les infanticides, Albin Duval ne gardait que des cicatrices incrustées dans son cœur qu’il portait comme une couronne d’épines. Pourquoi avait-il accepté de venir ?

L’homme se sentit soudain seul à en mourir, gelé devant son passé. Il puisa dans ses dernières forces pour s’extirper du véhicule et marcher à nouveau au milieu des décombres. Cette fois, il pressa le pas et rejoignit la porte fermée de la cave. Aucune envie de s’attarder sur les fantômes qui hantaient le terrain calciné. D’une main hésitante, il sortit l’objet que Victor avait eu la gentillesse de lui confectionner plus tôt dans la matinée. Albin se força à ne pas laisser son cerveau divaguer. Réflexe défensif.

Je suis descendu quelques fois devant la porte, je l’espionnai par le trou de la serrure, mais je suis toujours resté sur le seuil. Pour ce que j’y ai aperçu, il avait d’énormes fauteuils en cuir rouge, ultra ringards, mais ça me faisait rêver de me plonger dedans et de regarder mon père.

La jeune femme au volant arborait la trentaine, les cheveux courts et brillants, le visage fin et sculpté, comme taillé à la hâte. Ses yeux océan irradiaient tout aux alentours et contrastaient avec ses bras et son cou saillants de muscles. Derrière elle, une armoire à glace à la bedaine proéminente la talonnait.

Avoir caché la véritable cause de la mort d’Emma Duval tenait d’un acte protecteur. C’est ce que Jacques s’était tué à dire à son fils, quand celui-ci avait fini par découvrir la vérité. Albin avait 13 ans, Jacques 46, et révéler ce secret avait été le début d’une fissure entre les deux hommes. Un sillon devenu gouffre avec le temps.
Albin, habillé d’un costume noir, fixait les gens venus se recueillir sur la tombe de son père. Henry Petit se tenait en retrait, sa femme Hélène dressée au-dessus de Victor, un bras posé sur son épaule comme l’aile d’un vautour protégeant sa progéniture. Bien que Jacques et son coéquipier ne se parlassent plus, les larmes sur le visage d’Henry ne cessaient de perler.

L’homme s’était efforcé de rester actif pour ne pas faire face à cette tragédie, car dans ses instants de vacuité, il refusait de s’avouer un sentiment qu’il ne pouvait assumer et qui le rongeait : son absence de tristesse.

Dans son reflet crasseux, l’homme y vit d’abord son visage, puis d’autres images s’y juxtaposèrent. Lui, enfant, observant son père dans cette cave, essayant de l’imiter avec toute l’admiration qu’un fils pouvait porter à son modèle. Des dizaines de scènes lui revinrent en mémoire, certaines plaisantent, d’autres beaucoup moins.

Sa mémoire se mit à jouer comme sur un vieux piano. Une blanche, comme la robe que sa mère portait souvent les dimanches et jours d’anniversaires, radieuse, presque angélique dans sa façon de se déplacer. Une blanche encore, la couleur que Jacques avait choisie pour repeindre l’intérieur de la cave, son « antre pour mecs » comme il aimait l’appeler et où Albin passait des heures à s’amuser avec son père au billard. Une noire. Une noire. Une noire. Tout ce qu’il restait à présent.
— Désolé monsieur Duval, vous voyez quelque chose ?
Albin sortit de ses pensées comme un naufragé luttant dans un océan de pétrole.

Tout semblait différent. Albin ne reconnut pas l’endroit où il jouait jadis avec ses amis au milieu des roches et des arbres. Pire encore, il aperçut au loin un trou géant et obscur, comme un puits vers les enfers, qui se trouvait à la place de la maison de son père. Plus le véhicule roulait, plus la crevasse dessinait la forme d’un tas de cendre.

Se voir sourire au milieu du grenier le fit se sentir ridicule. L’obscurité de sa chambre le mit mal à l’aise. L’homme se releva du lit et s’avança vers la seule source de lumière, une petite lucarne ronde et jeta un œil au dehors comme on regarde un rôti cuire devant un four.

Je n’ai pas envie de croiser tous les gens du village, je sens qu’ils vont tous défiler à l’enterrement. Voir leurs airs faussement tristes, ça me donne envie de partir en courant.