Pip Williams

– Ca veut dire quoi filiforme ? ai-je demandé
– Un idéal inaccessible dont tu n'auras vraisemblablement jamais à te soucier, a-t-elle dit avant d'ajouter : C'est quand on n'est pas plus gros qu'un fil.

" Voilà !" Da a sorti une petite pile de fiches qu'il a emportée jusqu'à la table de tri." Ah, je me souviens maintenant. C'est moi qui ai rédigé l'entrée. " Dessalé" signifie "débarrassé de son sel"
- Alors quelqu'un qui est dessalé est plus libre que les autres? Il s'est défait de ce qui le retenait ?
- Quelque chose de ce genre."
J'ai louché par-dessus son épaule pour lire la fiche de tête. On y trouvait plusieurs définitions, de l'écriture de Da.
" Déniaisé.Dégourdi. Au féminin, se dit d'une jeune fille qui a perdu sa naïveté, son innocence.Femme de mœurs légères "

( p.142)

Le grand James Murray a dit un jour : "Je ne suis pas un homme de littérature. Je suis un homme de science, et je m'intéresse à la branche de l'anthropologie qui traite de l'histoire du discours humain. "
" Les mots nous définissent, ils nous expliquent et, à l'occasion, ils permettent de nous contrôler ou de nous isoler.Mais qu'arrive-t-il lorsque des mots qui sont dits ne sont pas écrits ?

( p.411)

Septembre 1915

Je tiendrai la plume pour les épouses de trois de mes hommes, les mères de quatre.On nous a dit de ne pas décrire ce que nous vivons, comme si c'était possible, mais certains ont tout de même essayé. Ma tâche, ce soir, consiste à les censurer, et j'ai noirci les mots des garçons qui savent à peine écrire, aussi bien que ceux de garçons qui pourraient devenir poètes, afin que leurs mères continuent à croire que la guerre est glorieuse et que la lutte est juste.

( p.379)

- N'oublie jamais ça, Esme.Les mots sont nos outils de résurrection.

( p.39)

- Mais moi, je suis différente.
- On est tous différents" , a-t-elle dit.Mais elle n'avait pas compris.
" Je suis comme le mot " alphabétaire", ai- je expliqué.
- Jamais entendu.
- C'est un de mots d'anniversaire, mais Da dit qu'il est obsolète. Il ne sert à personne.

( p.42)

" Vous travaillez ici ? ai-je demandé en tournant les yeux vers la salle d'imprimerie.
- Seulement s'il y a une machine à bricoler. La plupart du temps, je compose.Je suis typographe.
- C'est vous qui rendez les mots réels ", ai-je remarqué en le regardant enfin.(...)
Il a penché la tête de côté, et j'ai cru qu'il ne comprenait peut-être pas ce que je voulais dire.Mais ensuite, il a souri. " Je préfère dire que je leur donne de la substance - un mot réel est un mot qui est prononcé à haute voix et qui veut dire quelque chose pour quelqu'un. Tous ne trouveront pas le chemin d'une page.Il y a des mots que j'ai entendus toute ma vie et que je ne composerai jamais."

( p.105)

J'me sens comme un pissenlit juste avant que le vent souffle.

J'ai décidé qu'après tout, cette absence des femmes était importante. Elle pouvait signifier que la première édition de l'Oxford English Dictionary avait accordé une place disproportionnée aux expériences et aux sensibilités d'hommes. Plutot agés, blancs et, qui plus est, appartenant à l'époque victorienne.

p. 414

Note de l'auteur


(...)
Ce roman est une tentative pour comprendre comment la façon dont nous définissons les mots peut nous définir. J'ai essayé de bout en bout d'évoquer des images et d'exprimer des émotions qui interrogent notre compréhension des mots.En plaçant Esme au milieu des mots, j'ai été en mesure d'imaginer l'effet qu'ils auraient pu avoir sur elle, et l'effet qu'elle aurait pu avoir sur eux.
D'emblée, il m'a paru essentiel d'enchâsser l'histoire imaginaire d'Esme dans l'histoire réelle de l' " Oxford Dictionary of words" telle que nous la connaissons. Je n'ai pas tardé à m'apercevoir que cette histoire englobait le mouvement pour le droit de vote des femmes en Angleterre aussi bien que la Première Guerre mondiale.

( p.415)

The Scriptorium felt magical, like everything that ever was and ever could be had been stored within its walls. Books were piled on every surface. Old dictionaries, histories and tales from long ago filled the shelves that separated one desk from another, or created a nook for a chair.

Les mots sont comme les histoires, vous ne trouvez pas, M. Sweatman ? Ils se transforment en passant de bouche en bouche ; leur sens s’étire ou se rétracte pour s’adapter à ce qui doit être dit. Le Dictionnaire ne peut évidemment pas restituer toutes les variations possibles, d’autant plus qu’il y en a tant qui n’ont jamais été écrites…

- " Suffrage", ai-je répondu.
-Un mot important
J'ai souri. Ils le sont tous, M.Sweatman.
- Bien sûr, mais certains signifient davantage que nous ne pourrions l'imaginer.Je crains parfois que le Dictionnaire ne soit pas à la hauteur.
- Comment pourrait-on en être autrement ? J'avais oublié que j'étais pressée. " Les mots sont comme les histoires, vous ne trouvez pas, M.Sweatman? Ils se transforment en passant de bouche en bouche; leur sens s'étire ou se rétracte pour s'adapter à ce qui doit être dit.Le Dictionnaire ne peut évidemment pas restituer toutes les variations possibles, d'autant qu'il y en a tant qui n'ont jamais été écrites...Je me suis interrompue, soudain embarrassée.
M.Sweatman m'a adressé un grand sourire, sans rien de moqueur.
" Tu as parfaitement raison, Esme.Et permets moi de te dire que tes propos commencent à ressembler à ceux d'un lexicographe "

( p.156)

"Je fais le ménage, j'aide à la cuisine, j'entretiens les feux. Tout ce que je fais est mangé, sali ou brûlé - à la fin de la journée, y a aucune preuve que j'ai été là"

- Bon, heureusement que tu n'es pas gravement blessée et que tu ne t'es pas fait arrêter.
- De quoi ont-ils tellement peur ?
Lizzie a soupiré : Ils ont tous peur de perdre quelque chose, mais les hommes comme celui qui t'a craché au visage, ils ne veulent surtout pas que leurs femmes se mettent en tête qu'elles méritent plus que ce qu'elles ont. Il y a des jours où je suis bien contente d'être en service.Autrement, j'aurais peut-être dû supporter un homme pareil".

(...) j'ai demandé à Lizzie: " Et toi, pourquoi tu fais de la broderie ?"
Elle est restée longuement silencieuse. (...)
"Je crois que j'aime bien avoir les mains occupées ", à dit Lizzie.J'ai mis un moment à me rappeler ce que je lui avais demandé. " Et puis ça prouve que j'existe, a-t-elle ajouté.
- C'est bête. Évidemment que tu existes."
(...)" Je fais le ménage, j'aide à la cuisine, j'entretiens les feux.Tout ce que je fais est mangé, sali ou brûlé- à la fin de la journée, y a aucune preuve que j'ai été là "
(...)" Ma broderie, elle sera toujours là,a-t-elle ajouté alors. Je la vois et j'me sens...ma foi, j'trouve pas le mot.Comme si que je serai toujours là. (...)"

...j'ai pris conscience que les termes les plus fréquemment employés pour nous définir étaient ceux qui décrivaient notre fonction par rapport à d'autres. Les mots les plus anodins eux-mêmes-jeune fille, épouse, mère- révélaient au monde si nous étions vierges ou non .

" Les mots sont nos outils de résurrection "

Le 28 août 1897

Ma chère Esme ,

(...) Au dire général, tu t'en sors très bien à Cauldshiels.Presque en tête de classe dans un grand nombre de matières, "posant constamment des questions ", à en croire Mlle McKinnon.La curiosité est une qualité fondamentale des savants et des esprits de progrès, à toujours affirmé mon père.
Tes lettres, sans exception, décrivent une éducation idéale pour une jeune femme du vingtième siècle. Grands dieux, le vingtième siècle ! Je crois bien que c'est la première fois que j'écris ces mots.Ce sera ton siècle, Esme, et il ne ressemblera pas au mien.Tu auras besoin d'être plus instruite.

( p.81)

Personnellement, je trouve qu'ils ajoutent de la couleur. Un mot vulgaire, bien placé et prononcé avec juste ce qu'il faut de vigueur, peut exprimer bien davantage que son équivalent policé.

( p.158)