Citations de Ronald Lavallée (71)
Les grands peupliers respirent à pleins poumons au-dessus du toit.
Le vent est froid, le soleil tiède. Le chant hypnotique du bruant est reparti jusqu'à l'automne. Les juncos charbonneux volettent de branche en branche, avançant vers l'Arctique par sauts de 15 centimètres. Les mouettes se disputent les carcasses de poissons dégorgées par la glace. Jour et nuit, les oies passent en altitude. À 24 ans, Matthew Callwood s'étonne que les saisons se succèdent si vite, que le balancier migratoire marche aussi frénétiquement. Il n'y a donc rien, sur cette planète, qui se repose vraiment ? La vie lui file entre les doigts et il n'a encore rien fait.
Le ciel s'est recouvert d'amas grisâtres, comme de la bourre s'échappant d'un matelas crevé. La forêt paraît sombre, inamicale.
La rivière est en travail. La glace craque, grince et couine. De lourdes échardes s'élèvent hors de l'eau, exposent des fanons de cristal qui scintillent au soleil.
Le ciel gris s'éteint derrière les arbres.
Il y a un bosquet de trembles chétifs, plumés par le vent, de l'herbe rugueuse, un étang couleur de tourbe qui se perd dans les quenouilles, et des épinettes noires en toile de fond.
Des rafales couchent les grandes herbes brunes. Au ciel, le Bouvier tire à lui sa couverture de nuages. Quelques gouttes de pluie se mêlent aux grains de sable qui traversent la nuit comme de la mitraille.
Les épinettes se momifient sur pied, patiemment séchées par le vent éternel. La nuit, les hommes allument de grands feux qui crachent des étincelles et font monter des nébuleuses inédites parmi les constellations.
Quelques gouttes de pluie se mêlent aux grains de sable qui traversent la nuit comme de la mitraille.
les rivières dégorgent des paquets de glace qui se répandent sur le lac, de gros blocs translucides, striés de lumière, surmontés de couches de neige comme des gâteaux de fête difformes qui roulent mollement sur la houle. Callwood joue de l'aviron, fait du slalom entre les glaçons et les vagues, crie de bonheur quand il réussit une manœuvre particulièrement délicate.
La rivière scintille joliment. Les cabanes basses, aux toits couleur d'humus, s'éparpillent le long des berges parmi les peupliers dorés, saupoudrés de neige.
Le soleil faiblit. Les peupliers jaunissent. Dans les rivières, les algues meurent et sombrent, l'eau brune devient limpide comme de la glace. Les premiers chapelets d'oies longent l'horizon.
Son premier bivouac l'enchante. Il replonge en enfance. Les éticelles qui fusent vers les étoiles. Le bruissement de l'eau. Le chuchotement des arbres. Le miaulement des castors, la nuit.
Des colonnes de pluie glacée dérivent sur le grand lac.
Des barrières impénétrables d'aulne rugueux défendent les berges. Le tamarac, l'arbre le moins frileux de la planète, pousse dans les tourbières. Les petits trembles s'espacent et se rabougrissent. L'horizon est fermé partout par la même clôture d'épinettes noires. L'immense forêt boréale, qui fait le tour de la Terre, ne se compose finalement que de sept ou huit essences, répétées jusqu'à l'étourdissement.
Ils partent sous les derniers rayons de la lune. Des torrents de buée argentée jaillissent des bouches.
Tout à coup, une flamme s'allume au loin. Un point orangé, fulgurant, dansant, en bordure d'un lac noir. Un feu de camp. Callwood est tétanisé. Son cœur lui décoche un sale coup. Il se retourne vers les autres, s'apprête à les rappeler, se retient. Le feu baisse, s'éteint. Un reflet du couchant, finalement, comprimé entre les arbres.
Un bruit de déchirement et le couvercle de glace se met en marche. Un chant de sirène, aigu, aérien, s'élève dans la noirceur. Un vrombissement monte des entrailles de la rivière. Des cascades de glaçons pulvérisés chuintent à travers l'obscurité.
La vie lui file entre les doigts et il n'a encore rien fait.
Ils mettent trois jours à gagner le lac qui donne naissance à la rivière aux Esprits. Le soleil est bas, éblouissant. Des cumulus noirs frangés de lumière accourent du nord. Des taches de soleil brûlent comme du magnésium sur l'eau sombre. Matthew plisse les yeux et donne ses cinquante coups d'aviron à la minute, hypnotisé par le mouvement des épaules et des bras, s'émerveillant de la fine gouverne du canot d'Antoine Duncan, à genoux derrière lui.