Citations de Sandrine Caillis (24)
Un « merde, il pleut encore... » ou un « il fait trop chaud dehors... » - c’est selon - suffit pour que je coure me réfugier à la médiathèque.
Au fond, c’est l’œil de mon cyclone. Mon île au trésor. Entendre la lourde porte d’entrée et son grincement métallique a un goût de madeleine. Je pénètre dans une zone protégée où l’attraction terrestre est moins forte, un endroit isolé où je me sens plus léger. L’effet physique est notable. Partout ailleurs, c’est comme si mon corps se remplissait d’air mais ne se vidait jamais. J’ai peut-être des branchies cachées quelque part. Pour survivre. Parce que sinon, je ne vois pas. Mais cette porte magique, elle fait contre-poids sur mes poumons ankylosés par l’apnée. Crouiiiiic...ouffff.
Je devrais avoir passé l’âge des coussins multicolores et des bacs à albums, pourtant je ne m’imagine pas grimper l’étage supplémentaire qui me sépare de la section adulte. Qu’est-ce que j’irais y faire ? Tout ce sérieux affiché sur les visages et les murs... Derrière leur comptoir, les bibliothécaires semblent attendre un éclair d’intelligence au coin de chaque phrase prononcée. C’est réfrigérant. Je préfère rester dans la zone balisée de l’espace jeunesse.
Ce que j’aime c’est que la médiathèque est un endroit où les gens semblent touchés par une sorte d’aptitude à ralentir les mouvements et à confiner les bruits. On y chuchote, même pour proférer des menaces. D’ailleurs, un « tu n’as toujours pas rapporté le tome 23 de « One piece » ? Cette fois-ci c’est l’amende ! » à peine audible m’accueille ce jour-là. La responsable de la section jeunesse, bien qu’elle m’ait vu grandir, n’est pas vraiment du genre à me servir un chocolat chaud accompagné de petits gâteaux réconfortants. Non. Elle a l’œil sévère et la lunette grise, suspendue à une chaîne. L’étage 1 est le royaume qu’elle dirige. J’esquive la réprimande d’un « et si je repasse demain ?... » en tentant le sourire, et je trace vers mon coin sans me retourner.
Je finis toujours par délaisser la lecture, pour longer les rangées de livres. Je laisse mon doigt glisser sur les dos, et puis au bout, je regarde la ville au travers des bais, liquéfiées par les milliers de gouttes d'eau, ou chauffées à blanc par les rayons du soleil. Dehors, il y a le mouvement. Le monde surgit à nouveau, me happe et me rejette. Les conducteurs klaxonnent, les passants se dépêchent, pris dans leur vie. Je ne me sens pris que par le vide. Je suis infiniment alourdi et flottant à la fois. Mes contours deviennent flous, je suis transparent. La vie est un manège à trop fortes sensations.
Je retourne à ce deuxième été, puisque c'est ça que je suis venue faire ici, me vautrer dans l'écosystème de mon désastre, réussir peut-être à le rincer de ses pollutions, assainir l'air ambiant. Je me vois là où je me suis laissée avant mon repas, seule sur cette plage, les émotions gesticulantes et vaines à l'extérieur.
"Camille" m'est enfin apparu comme un cadeau. Sa mixité symbolisait la défaite des frontières. (p.168)
j'ai pensé que bien sûr, il y avait aussi mille façons d'être garçon. La brutalité n'était pas nécessaire. L'indélicatesse non plus. La masculinité n'était pas synonyme de lutte acharnée pour la domination. p. 130
Oui, j'avais grandi un peu à l'écart. Mes parents avaient cultivé ma singularité. Et ils avaient eu la main sacrément verte ! Mais j'avais toujours pensé que, malgré nos différences, mon chemin pourrait à nouveau croiser celui de mes camarades, que le temps permettrait d'arrondir les angles.
Je suis entré dans la cuisine sans avoir enlevé mon costume. J'avais des envies de provocation. Je pensais que me voir débarquer en reine des fées déclencherait au moins une légère brise dans la quiétude ambiante. Mais personne n'a bougé. Le jupon, la robe et le corset, rien. Ça n'a semblé choquer personne. Mon père m'a jeté un vague coup d’œil inattentif, et a remis son nez dans la salade qu'il épluchait dans l'évier.
La troupe faisait cercle sur la scène. J’y ai reconnu quelques visages familiers. Des vaguement gentils et des carrément méchants. De loin, Timothée, le seul garçon de ma classe qui daignait m’accorder de temps en temps quelques secondes de son attention, m’a fait un signe de tête et a presque esquissé un sourire avec un seul côté de sa bouche. Ça devait pouvoir dire bienvenue. Ou son contraire. On n’est jamais bien sûr des intentions d’autrui.
– Ah, te voilà. Enfin. Tant pis pour toi, tu es le dernier, tu prends ce qui reste, m’a cinglé Dionis de sa cravache langagière.
Faire acte de présence ne lui suffisait visiblement pas. Il allait en plus falloir être assidu et ponctuel.
Sa sentence était sans appel et moi j’étais là pour ma moyenne de français et pour remplir la vacuité de mes mercredis après-midi. Je n’ai pas vu l’intérêt de discuter.
– D’accord madame, j’ai répondu.
– Tu joueras la reine des fées. Voici ton costume.
Pour le coup, ce n’est pas une piqûre de guêpe qui a failli m’étouffer.
– Mais madame…
Elle m’a fourré un gros tas de tissus dans les bras avec une délicatesse de boucher d’abattoir et a ajouté :
– Dépêche-toi. Les coulisses sont derrière le rideau. Tu es dans la première scène que nous allons lire. Mets donc ça pour sentir un peu le rôle.
Elle m’a regardé avec un air que j’ai trouvé carnassier.
J’ai jeté un œil autour de moi, sans doute hagard – journée internationale de l’hébétude… Le reste de la troupe n’a pas été d’un soutien flagrant. Comme d’habitude, ça ricanait du côté des garçons et ça ricanait aussi pas mal du côté des filles. En un coup gagnant, je réussissais le rêve d’une carrière de prof, le ralliement du groupe, sa convergence vers un seul but commun… m’emmerder.
ça ressemble aux vies inventées de l'enfance, un carré d'herbes sauvages au milieu d'une pelouse tondue. (p.30)
Le mot fragile pour une assiette, ça a dû aiguillonner un truc à l'intérieur de moi. J'ai volé en éclats.
- Mais merde, maman, je peux pas vider le lave-vaisselle tranquille. Faut que tu sois derrière moi. Je suis plus un bébé. Tu me fatigues avec ta douceur. Vous me faites chier avec votre radio à la con, votre cinéma à la con, votre bonne humeur à la con, votre bonheur à la con. Ouvrez la fenêtre. Regardez dehors un peu, le monde, comme il va mal. Vous me faites chier. Tiens, la voilà ton assiette fragile.
Et on a fini en tas de trois. Enlacés.
Il y avait ce garçon contre moi. Et puis cette fille, contre moi aussi. Je crois que le les aimais l'un et l'autre, d'un amour différent. Mais je les voulais tous les deux. Qu'est-ce qu'on allait devenir, nous trois ? (p.150)
J'avais accepté d'être constitué aussi d'une part de féminin. ça m'appartenait et ce n'était pas un étendard. (p.134)
Parce que les frontières n'étaient pas aussi étanches qu'on essayait de nous le faire croire entre le masculin et le féminin. Et ça ne faisait pas pour autant de moi un garçon qui veut être une fille. (p.130-131)
Il était le risque, elle était la sûreté. Je sentais que j'avais besoin des deux. J'aurais voulu ne pas avoir à choisir, mais je savais bien qu'il allait falloir trancher. (p.126)
- Mais toi, Camille, tu ne sais pas trop de qui tu es amoureux parce que tu ne sais pas trop encore qui tu es. (p.119)
On est entrés ensemble dans le hall, ou en tout cas en même temps, et j'ai senti une légère excitation. Seul, tu es discordant. Donc tu es une cible. A plusieurs, tu rentres dans le rang et tu deviens invisible. Du fond de ma capuche, je n'avais jamais pensé à cette évidence. (p.106)
Marilou était dynamique. Zoé était forte. Timothée était. Et moi au milieu, je me sentais inexistant. (p.98)
La gentillesse, ça peut presque faire mal quand on n'est pas habitué. La lucidité aussi. Zoé avait prononcé le mot "harcelé" et je ne m'y étais pas préparé. Je ne me l'étais pas encore formulé avec autant de précision.
ça m'a giflé. (p.66)
L'enjeu pour moi était bien plus vaste et bien plus inquiétant qu'un simple travestissement et des poses devant une glace. (p.57)