Citations de Sébastien Vidal (157)
Le paquet passa de main en main et chacun se mit à tirer sur sa tige sans dire un mot. Malgré notre jeune âge, mais peut-être grâce à notre complicité, nous avions la science et le goût des silences, nous savions reconnaître les portions de temps que la parole aurait profanés.
Je crois que notre ombre est le reflet du côté obscur qu'on a tous, et la nuit a ce pouvoir de la faire disparaître. Tu peux oublier que tu es capable du pire, ça rend les choses plus faciles.
Ce qui frappait c'était le silence.Car le bruit incarne le visage du monde, il est son épiderme qui distrait et empêche de voir son vrai faciès. C'est pour cela que l'humain craint la nuit depuis toujours. Parce qu'elle apporte le silence. Parce qu'elle assassine le bruit. C'est pour cette raison qu'il lui faut une source de lumière, un feu qui crépite, quelque chose qui repousse le néant et convoque le jour.
— Ben, que l'Europe nous a tendu un piège et qu'on est tombé dedans. On nous a expliqué qu'il fallait produire plus pour mieux gagner notre vie. Mais pour ça il fallait passer à la vitesse supérieure : plus de terres, de la grande mécanisation, le grand jeu, quoi ! Alors, on s'est endetté pour payer le matériel nécessaire pour travailler ces surfaces immenses, mais les prix n'ont pas suivi, évidemment. Alors, maintenant, les banques tiennent les paysans par les couilles. C'est une disparition programmée de longue date, pour qu'on laisse la place à une agriculture industrielle de grande échelle, qui produira de la merde.
Contrairement aux humains la douleur n'a pas besoin de dormir, elle est à l'ouvrage à chaque seconde, tant que sa cible est vivante, elle vit et mâche, déchire, lamine avec une patience qui décuple sa force et son endurance. Et elle rit de son labeur, parce que, luxe suprême, quand sa proie est morte au bout d'une interminable agonie, elle se transmet aux proches et peut continuer son œuvre d'élision. Seule la parole peut la tuer, mais quand il en bave, l'humain se mure souvent dans le silence et bâtit ainsi son propre tombeau.
Chacun se replie sur lui-même pour s'éloigner de la réalité, pour se donner un peu de trmps avant d'accepter la situation. Comme un fol hirsute marchant dans la rue avec une cloche et un écriteau pour annoncer la fin du monde, le blizzard lance des incantations sur la montagne. Il pèle les contreforts, cisaille des arbres et cloue les rêves au sol. Sa puissance tue dans I'oeuf toute volonté d'opposition, il est vif, véloce, il peut deraciner un sapin comme on arrache un brin d'herbe. Il plane très haut sur les massifs, hors de la vue humaine il râpe les sommets et décapite leur coiffe de neige glacée en hurlant dans les aigus. Tout ce qui vit au-dehors est soumit au joug du vent déchaîné, et chaque animal attend, en boule dans le moindre abri, que la colère d'Éole faiblisse. Sa voix lugubre et omniprésente sape le moral des trois assiégés, parce que c'est ce qu'ils sont, des assiégés. Sa mélopée a des allures d'oraison funèbre et Marcus a de plus en plus l'impression qu'elle s'adresse à eux.
L’arrivant se penche et se rapproche pour lire une phrase inscrite à la peinture sous le nom du village : vous pouvez encore faire demi tour.
La sidération recouvre la place. Il n’y a soudain plus un son, à l’exception du tracteur dont le moteur continue de tourner en tremblant de toute sa structure. Personne ne bouge, tout le monde espère que c’est un cauchemar et qu’il en verra bientôt le bout. Repliés dans le bar, derrière les bouleaux, retirés dans les venelles, les assaillants déchantent. Il ne s’agit plus de hurler avec la meute et de se défouler sur un individu seul et sans arme, il est question de se battre avec deux gendarmes bien armés et déterminés, qui rendent les coups. Nadia, collée au mur qui jouxte la fenêtre, observe l’extérieur tout en plaquant sur son gilet ses mains qui tremblent atrocement. Ce qu’elle vient de voir est de l’ordre de la guerre, la scène repasse en boucle dans sa tête. Elle sait, d’une manière immanente, qu’elle est déjà stockée dans un coffre de sa mémoire et qu’il sera impossible de l’en déloger, qu’elle viendra la hanter à n’importe quel moment de sa vie.
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ULTIMA NECAT
Le vieil homme contemplait le visage de l’aurore, aussi triste et interminable que les précédentes. L’automne prégnant ne lui injectait aucune force nouvelle.
Les épaules tombantes, le dos voûté, tête basse sous un glacier de rides profondes, il guettait. Au coin de sa fenêtre, toujours au même endroit, « à son poste », où il avait étouffé tant d’heures mornes et grises, il surveillait.
Tout ce temps passé à cet endroit, ici, le vieux plancher en arborait une usure prononcée, comme un scalp de bois emporté en milliers de copeaux et d’échardes – une auréole plus claire tatouée sur des lattes centenaires. Dehors, quelques poules caquetaient avec véhémence dans leur abri sécurisant de planches desquamées et de tôles rouillées.
Le vieux dévisageait un horizon dont il n’attendait plus rien. Les derniers jours écoulés l’avaient plus sûrement changé que les cinquante dernières années de sa vie.
(...)
Mais dans l’agonie de chaque jour, il craignait la confirmation de ce qu’il ressentait, la certitude que les semaines et les mois qui patientaient dans le sablier du futur n’avaient plus rien à lui offrir.
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L'amas de nuages qui bouchait tout et avait installé un couvercle sur le massif s'est disloqué dans les dernières heures de la nuit. Maintenant c'est un ciel parsemé de gros nuages gris-blanc qui glissent lentement vers l'ouest et, dans les espaces qui les séparent, coulent des tons mordorés et rouge vif sur fond bleu pastel.
-- Nous avons tous un destin, mais nous avons le libre arbitre.
Il comprend que dans la vie, personne ne va les épaules légères, que chacun a une charge à soutenir, variable, différente.
-- Les choses vécues dans l'enfance sont gravées pour toujours.
La nuit est en route et elle est en avance. Elle n'apporte que l'angoisse, des questions, une promesse de fatigue et des fantômes.
Les pays ventés portent en eux une résignation, la fatalité du vent qui sera toujours supérieur, contre lequel on ne peut rien d'autre qu'endurer, la tête baissée et les yeux plissés, les oreilles saoules de son hurlement.
La bise est inépuisable, elle attaque et attaque encore, soulève, remodèle et bouscule.
Les oiseaux piaillent, les troncs des arbres grincent, le vent et la simple brise animent les ramures pour en faire un orchestre incomparable.
L'océan de nuages est si bas qu'il projette une couleur écrue parcourue de veines grises et noires.
Une mèche insoumise se balance entre son oreille et son oeil droit. Elle déborde d'un charme ravageur.
Tout est désert. Tout est glacé. Ce n'est que poudreuse virevoltante et pénombre grandissante.