Silvana Panciera

D'après [Julian de Norwich], nous sommes des créatures qui avons besoin d'être rassurées sur la maternité de Dieu qui ne nous prive pas du lait de la vie supranaturelle. La maternité de Dieu, confiée au Fils, deuxième figure de la Trinité, est l'une des ses affirmations les plus originales en syntonie avec certains courants théologiques contemporains. « La chere et aimable parole Mère est si douce et bonne qu'elle ne peut être vraiment dite de personne et par personne si ce n'est que par lui et à lui qui est Ia vraie Mère de la vie et de tout » (ch.60, TP). II ne faut pas entendre cela comme une revendication de maternité à l'encontre de la paternité, mais plutôt comme une vision de Dieu plus riche et équilibrée.

Leur existence déconcerte aussi bien la société civile que religieuse, car elle englobe au moins deux réalités tout à fait inédites: pour la première fois, des femmes peuvent socialement exister sans être ni épouses, ni moniales. Le choix de vie béguinale leur offre en effet un statut libre de tutelle masculine. Du côté civil, le mariage instituait un rapport juridique d'inégalité octroyant à lhomme la prérogative de seigneur sur sa femme: elle lui doit obéissance absolue. Du côté religieux, la vie de la moniale se vivait sous le regard des directeurs spirituels et des hiérarchies, forcément masculines, comme encore souvent de nos jours.
La béguine est, par contre, affranchie de la dominance masculine. Son indépendance institutionnelle va de pair avec une autonomie économique qui provient de l'exercice d'un travail rémunéré dont elle garde les bénéfices.
Est-ce en raison de cette innovante autonomie à l'égard du monde masculin que le mouvement béguinal a été parfois présenté comme « le premier mouvement féministe » de l'histoire occidentale? Nous reviendrons plus loin sur cette interrogation.

L'expérience béguinale opère aussi une seconde innovation en ouvrant une voie « populaire » à l'engagement religieux féminin. Il ne faut pas entendre par là que le monde béguinal soit homogène du point de vue de l'origine sociale. Durant environ les cent premières années, il attire de nombreux membres des classes plus nanties: des femmes qui, pour des raisons religieuses et politiques, trouvent la pauvreté volontaire très attrayante. La voie béguinale se présente comme une voie religieuse alternative au statut de la moniale qui, à cette époque, provient généralement de l'aristocratie, seule à même de fonder des monastères et d'offrir des dots à ces religieuses. Les recherches de Walter Simons nous apprennent que parfois la consécration religieuse était tout simplemnent une issue à la difficulté d'établir un mariage à la hauteur des souhaits de la famille.

Une ligne de rupture apparaît en cette période entre I'Église et les femmes. Le christianisme étant le fruit d'une société patriarcale, il ne pouvait pas donner un grand rôle aux femmes. Toutefois, dans la liturgie des débuts de l'Église, elles pouvaient remplir une fonction significative, et dans l'église carolingienne, certaines d'entre elles dirigeaient des abbayes (Gertrude de Nivelles, + 659). La réforme grégorienne (Grégoire VII, 1073- 1085), accentuant la distinction entre clercs et laïcs, donne à la position inférieure de la femme un caractère plus définitif, lui ôtant à jamais la possibilité d'être admise dans des fonctions du clergé.