Citations de Sophie G. Lucas (37)
Et à part écrire, vous faites quoi dans la vie ?
Chaque fois que la petite dame du rez-de-chaussée m'attrape dans le couloir, invariablement, elle me pose la question fatidique. J'ai beau essayer de l'éviter, elle doit me guetter derrière sa porte. Blouse, bigoudis ou charentaises m'attendent sur un paillasson qui vous regarde en criant en vert "ESSUYEZ VOS PIEDS". La petite dame me parle de la pluie et du beau temps, mais toujours, elle trouve le moyen de glisser Et à part ça, vous faites quoi dans la vie ?
Je suis devenue dinosaure. Hier, je passe chez mon bouquiniste habituel. (..)
Entre un monsieur avec un sac estampillé d’une marque d’un hypermarché. Dedans des Pléiade. L’effroi de les voir se transformer en paquets de pâtes. Je ne suis pas fétichiste, ni ne collectionne les livres. Je corne et casse mes livres, j’écris au crayon papier dans les marges mais. Mais les Pléiade.
À quoi ça ressemble un homme du XIXe siècle ? Comment ça bouge dans son corps ? Comment ça épouse le paysage ? Comment il s'arrange, ce paysan, de ses sabots, de son chapeau large bord, de ses vêtements sur les tissus de la crasse ?
On n'est pas non plus, tous et toutes obligé(e)s d'aimer lire.
Et aussi effrayant que cela puisse me paraître, on peut vivre sans lire.
Et j'ai volé, oui, j'ai volé, ailes de papier et de feuilles d'arbres pour disparaître dans la forêt. On ne m'a toujours pas retrouvée.
un suicide et eux tout autour
Parce que l'on pense de plus en plus les territoires comme des ZAC (zones d'activités commerciales et non culturelles), des lieux de consommation, de loisirs. Et donc, nous, comme de simples agents économiques. Dans cette jungle, pourtant, les bibliothèques apparaissent comme des lieux de résistance. Des lieux gratuits. Des lieux où l'on peut penser. Si beaucoup de bibliothécaires protestent, c'est pour dénoncer des bibliothèques avec "moins de livres et plus de vide", la présence de plus en plus importante de trop d'écrans, et des méthodes, des critères, dictés par le marketing. (p. 35)
La longue peine (8)
Mon père vole. Un singe à la maison c’est pour un ami. Mon père vole. Des bijoux dans une boîte c’est pour un ami. Mon père haut comme deux hommes était un faiseur d’histoires. Mon père haut dans le ciel, sa vie n’était pas assez réelle. J’aurais préféré qu’il braque des banques. Des inconnus. J’aurais préféré que ça ait plus de gueule. Que ce soit moins personnel. Mon père manipulait les mots comme des armes.
Boum boum boum, le sol se soulève et Rebecca rouge vole et verte la musique sous ses pieds (talons aiguilles) (le talent de danser en talons) (ça donne une allure), orange et bleu, cordes, cuivres et grosse caisse, tourner, se déhancher, glisser sur la piste, vibre sous le poids des corps (...) .
Poésie partout, justice nulle part
J'ai lu dans des bibliothèques, dans un hôpital psychiatrique, à l'arrière d'un camion, devant des caméras, dans une grange, dans des cafés, dans des maisons d'arrêt, dans une salle à manger, dans des cours intérieures, dans une chapelle, dans des théâtres, dans un ascenseur, sur une péniche, j'ai lu dans des collèges, dans des lycées, dans des écoles, dans un cloître, sur des scènes, dans des parcs, à la radio, dans des maisons de retraite, au bord d'une rivière, dans des salles municipales, j'ai lu devant trois personnes, j'ai lu devant deux cent personnes, j'ai lu dans un centre pour malades psychiques, dans une abbaye, j'ai lu dans un parloir, sous un chapiteau, avec un accordéoniste, un joueur de banjo, un violoncelliste, un pianiste, un percussionniste, une vocaliste, un guitariste, j'ai lu sous la pluie, j'ai lu sous une canicule, j'ai lu la peur au ventre, j'ai lu dans un état de grâce, j'ai mal lu, j'ai lu comme je n'ai jamais lu, j'ai lu la gorge nouée, j'ai lu avec un verre de trop, j'ai lu à deux voix, j'ai lu à six voix, j'ai lu dans l'hostilité, j'ai lu dans la bienveillance, j'ai lu portée par le silence du public, j'ai lu dans un foyer pour jeunes, j'ai lu dans une mairie, j'ai lu sur un marché, j'ai lu dans un service d'addictologie, j'ai lu dans une yourte, dans des librairies, avec des amis poètes, j'ai lu avec des imposteurs, j'ai lu dans des maisons de quartier, j'ai lu assise, debout, couchée, j'ai lu derrière une table, j'ai lu sur une table, j'ai lu sans ne plus y croire, j'ai lu avec conviction, j'ai lu en pensant que ce que j'écrivais ne valait rien, et ne valant rien j'ai lu sans lever les yeux, j'ai lu sans cesser de penser à mon amoureuse, j'ai lu dans ma ville, j'ai lu dans des dizaines de ville, j'ai lu à des centaines de kilomètres de chez moi, j'ai lu sans en avoir envie, j'ai lu pour des gens qui entendaient de la poésie pour la première fois, j'ai lu pour des gens qui s'en foutaient, j'ai lu parce qu'il fallait payer le loyer, j'ai lu pour rien, j'ai lu par amitié, j'ai lu malade, j'ai lu en pensant que ce serait la dernière fois, j'ai lu en pensant que c'était la seule chose que je voulais faire, j'ai lu en me disant que j'avais beaucoup de chance, j'ai lu.
La poésie sortait de ma bouche, la poésie me débordait des mains, la poésie m’avait prise pour une maison, mais il me demandait de remplir un chariot de courses chaque semaine et de faire partie du grand cirque, hummpf.
N'est-ce pas merveilleux ? L'éloge de la déambulation, de la curiosité, de la lenteur, de la disparition dans une bibliothèque.
C'est aussi le nerf de la guerre. Les moyens. Et là, cela dépend des communes.
Ton père n'était pas quelqu'un de bien. Ton père n'a jamais gagné sa vie.
Caïd
Il tire. Deux fois. Mais les coups ne partent pas. On ne saura pas si le fusil était chargé. Ou enrayé. Il ne dit pas. Le fusil a été jeté dans le fleuve. Son complice a commandité l’expédition. Il voulait se venger. Se venger de son patron. Se venger de sa vie. Il avait été renvoyé. Et il lui a demandé. À son ami. De le faire. Il l’a emmené en voiture. Au restaurant du patron. Lui. Il ne parle pas beaucoup. Je ne sais pas. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Je me le demande encore. Des mois que je suis en prison. Et je me le demande. Je sais pas. Mon ami avait été humilié. Des cartouches 22 long rifle retrouvées dans la rue. Des résidus de poudre sur ses mains. J’ai essayé l’arme avant. Pour voir. Il y avait l’alcool. Il y avait l’honneur. Il y a qu’il voulait être un caïd. Il a vingt-quatre ans. Vingt-trois mentions au casier judiciaire. Il venait de sortir de prison.
sur la vitrine d'un magasin / abandonné / en lettres rouge néon / YES WE'RE OPEN
Je suis le fils de Mississippi. C'est mon nom, quelle force avait bien pu pousser Impatient sur les rives du Mississippi, il n'en sait toujours foutre rien, lui fils de vignerons, d'un village franc-comtois...
Jamais n’oubliera le Mississippi, jamais, et la toute première rencontre avec le fleuve effaça l’enfer de la traversée, et l’enfer du retour de fit dans les souvenirs du fleuve […] Impatient, déployé dans tous ses sens, jamais n’oubliera, tout blaireau qu’il fut ( et ce ne fut pas la mer qui l’impressionna, il en avait même senti l’odeur de mort mais) le fleuve, comme une rencontre avec quelqu’un, le Mississippi est une personne, c’est ça se murmure-y-il, et ce qui coule dans mes veines n’est pas le sang de mon père mais l’eau du Mississippi, je suis le fils de Mississippi, C’est mon nom […]
Est-ce qu’on sait tout ce qu’on demande à un poète aujourd’hui (en plus de devoir sauver la poésie) ? On lit sur des scènes, des estrades, dans des granges, dans des théâtres, dans des salles municipales, dans des bars, en extérieur, dans des bibliothèques, dans des classes, devant dix personnes un soir (le plus souvent) cent un autre soir (exceptionnellement) dans des festivals, des écoles, des amphis, des maisons de retraite, des hôpitaux, des prisons, des accueils de jour, etc. On nous demande de prendre la parole, de parler de soi, de son écriture, de la poésie d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs, de l’avenir de la poésie, et si on pense que la poésie peut sauver le monde. On nous demande d’écrire sur tout et de préférence vite et le plus souvent sans un sou. On nous demande de faire des conférences. On anime des ateliers d’écriture pour tous les publics, jeunes, adultes, libres, enfermés, malades, aspirants poètes. Et on le fait volontiers. Parce qu’on aime la poésie. Parce qu’on voudrait qu’un large public lise de la poésie. Pour ce qu’elle apporte d’interrogations sur soi, sur le monde, sur l’autre, sur le langage. Parce qu’elle dérange, parce qu’elle bouscule, parce qu’elle fait mal, parce qu’elle fait du bien. Parce qu’elle rend le monde plus complexe que ce monde qu’on tente de nous vendre.
Une jeune femme demande si on est poète tout le temps ou seulement lorsque l’on écrit. Je lui réponds tout le temps. Je me sens tout le temps poète.