L'Homme Semence .
Joué à la librairie Elan Sud (Orange,84), le texte de
Violette Ailhaud, édité chez Parole, a été interprété par Emmanuelle Caro au chant et à la harpe, Laure Bruno, monologue, et Paul Bruno régisseur.
Je n’ai jamais imaginé cela, que je puisse tomber amoureuse. (…) J’ai programmé notre relation comme un simple échange fonctionnel, et mes sentiments arrivent comme une crue de l’Asse, une vague insurmontable qui balaye mes résolutions, mes choix, ma volonté.
Chapitre 2
Le premier mai, au bout de plusieurs mois d'attente vaine et étouffante, Rose, la fille du boulanger, a sorti sa robe de novie (mariée). Cette robe n'était rien de plus que sa plus belle robe. Je me souviens qu'elle était bleu foncé et quelle me faisait envie. Elle en a habillé un épouvantail qu'elle a planté au bord du plateau. Je me souviens qu'elle pleurait de rage. Sur le col de la robe elle a noué le modeste collier de fleur d'oranger en cire que la famille avait arraché à sa pauvreté. Nous autres, nous n'avons rien tenté pour l'en empêcher mais nous avons partagé ses larmes jusqu'à nous cuire les yeux et le visage. Rose aurait dû se marier en avril.
Alors, la mère du garçon qui aurait dû épouser Rose est allée chercher les vêtements de mariage de son fils et en a fait un deuxième épouvantail qui a pris la manche du premier.
Depuis, notre village vit sous le regard de ce couple qui n'a jamais été et dont les deux silhouettes immobiles tournent le dos à la vallée. C'est notre signe pour dire qu'ici il y a la vie.
(page 12 et 13)
Le Saule Mort, le 19 juin 1919. J’ai décidé de raconter ce qui s’est passé après l’hiver de 1852 parce que, pour la seconde fois en moins de 70 ans, notre village vient de perdre tous ses hommes sans exception. Le dernier est mort le jour de l’Armistice, le 11 novembre dernier. Pour nous les femmes, il n’y a pas victoire mais vide et je joins mes larmes à celles de toutes les femmes, allemandes ou françaises, qui errent dans leur maison sans hommes. Je pleure ces mains fauchées faites pour nous caresser et tenir la faux pendant des heures. J’avais 16 ans en 1851, 35 ans en 1870 et 84 aujourd’hui. À chaque fois, la République nous a fauché nos hommes comme on fauche les blés. C’était un travail propre. Mais nos ventres, notre terre à nous les femmes, n’ont plus donné de récoltes. A tant faucher les hommes, c’est la semence qui a manqué.
(Préface)
Nous avons tout imaginé, des soirées durant, puis des journées durant. (…) C’était du bonheur pour une part et une plaie pour l’autre. Cette plaie qui s’évertuait à cicatriser, nous grattions la croute sans cesse pour la faire saigner, pour que viennent encore d’autres idées, d’autres pensées, d’autres souvenirs du futur qui allait venir.
Chapitre 2
J’aime le village dans lequel je suis née, au cœur duquel j’ai vécu presque toute ma vie. De loin, il semble être posé sur la plaine. Lorsqu’on l’approche, on le trouve sur un promontoire, entouré d’entrailles profondes, comme si un géant avait biné autour de lui dans la mer de galets.
Notre village se mérite. Alors qu’on le croit à portée de main, il faut encore plonger dans le ravin et grimper dur vers les maisons serrées comme un bouquet de fleurs.
Notre village est en plein vent. L’été, quand la brume laiteuse gomme tout le relief, il est isolé du monde. On se croirait sur un navire en pleine mer au milieu des vagues du plateau qui ondule sous la chaleur. L’hiver, le monde réapparait avec le ciel bleu. Quand le Mistral a soufflé des jours, les montagnes se rapprochent comme pour se pencher sur notre vie.
Chapitre 3
J’avais 16 ans en 1851, 35 ans 1870 et 84 aujourd’hui. A chaque fois, la République nous a fauché nos hommes comme on fauche les blés. C’était un travail propre. Mais nos ventres, notre terre à nous les femmes, n’ont plus donné de récolte. A tant faucher les hommes, c’est la semence qui a manqué.
Pour nous les femmes, il n’y a pas victoire mais vide et je joins mes larmes à celles de toutes les femmes allemandes ou françaises qui errent dans leur maison sans homme. Je pleure ces bras perdus faits pour nous serrer et renverser les brebis lors de la tonte. Je pleure ces mains fauchées faites pour nous caresser et tenir la faux pendant des heures. J’avais 16 ans en 1851, 35 en 1870 et 84 aujourd’hui. A chaque fois, la République nous a fauché nos hommes comme on fauche les blés. C’était un travail propre. Mais nos ventres, notre terre à nous les femmes, n’ont plus donné de récolte. A tant faucher les hommes, c’est la semence qui a manqué.
Je pensais que les choses seraient plus difficiles. Dès cette première aube, je suis fidèle à mon serment. Je penses qu'il faut absolument que je le fasse tout de suite sinon je ne serai sans doute plus capable de le faire. J'explique à Jean ce que nous attendons de lui. Jean est un homme intelligent. Je le constate immédiatement.(…) Je ferai ce travail parce que c'est un travail d'homme et que je ne vois pas d'autres hommes ici...
Cet homme qui court lentement vers nous est donc le premier. Je serre la pomme qui se trouve dans ma poche. Je l’ai ramassée verte en partant ce matin, parce que tombée de l’arbre en plein mois de juillet. Je serre cette pomme lisse avec sa robe tâchée, comme d’un coup d’aiguille, de la marque du ver qui l’a faite tomber. Je caresse cette pomme que j’ai fait briller et je pense à Ève. Soudain j’ai envie de croire à ce mythe et d’être la première femme. Il nous faut attendre près d’une heure avant que l’homme se présente à l’orée de notre champs. Nous le regardons et il nous regarde. Il a suspendu sa marche et nous nos gestes. Il sourit et je crois que la tension crispe seulement nos visages. Lorsqu’il fait un pas supplémentaire, nous nous baissons vers l’ouvrage. Soudain sa main se pose sur mon bras pour l’arrêter. Je le regarde et dès cet instant je sais que j’appartiens à cette homme. Je sais dans le même temps que je vais devoir le partager.
Je sais ma faim mais je ne sais pas ce qu’il faut faire. Je ne sais pas comment une femme doit être la première fois qu’elle va jusqu’à la peau de l’homme.