Nés de pères riches, ils avaient le palais gâté par une nourriture succulente – de la viande fraîche et des fruits sucrés. Ils avaient de bonnes raisons de détester la nourriture du temple, et, comme les repas du soir étaient servis dans la salle à manger du temple de Montou, ils dirigeaient leur colère contre les prêtres. Pour ma part, je trouvais la nourriture plutôt agréable et abondante – les poireaux étaient frais, les biscuits à peine rances, et la bière excellente. J’aurais à la rigueur aimé davantage de poisson, mais j’étais déjà content d’en manger de temps en temps.
Il n’existe pas dans toute l’Égypte d’endroit plus abominable que les marais de papyrus. Souvent, auparavant, j’avais entendu des hommes affirmer qu’ils préféraient travailler dans les mines du pharaon plutôt que d’aller couper les papyrus dans ces marais puants. Le contremaître qui surveillait le travail s’appelait Kar. Il avait une telle réputation de cruauté dans tout le delta que son nom était devenu synonyme de châtiment sévère. Dans les tavernes de Bubastis on proférait cette menace : « Je t’enverrai à Kar. »
Ma soif devenait insupportable. Je me souvins tout à coup des jarres de vin que Piay gardait dans son coffre. J’en pris une, brisai le cachet de cire qui la fermait et la portai à mes lèvres. Le vin était tiède. Je me demandai ce qui s’était passé après mon départ. Qu’avait dû penser le pharaon ? Pensait-il que j’avais le droit de me défendre ? Et Pétara ? Il m’avait appelé son ami et prendrait certainement ma défense.
Il n’y avait guère de place pour l’amitié entre ces hommes qui travaillaient comme des ombres, sans avoir à penser ni même à faire preuve de volonté. Ils agissaient comme des marionnettes, mus par une série d’automatismes. Je compris par la suite qu’ils avaient perdu tout espoir au fond de leur âme et que la réalité était si affreuse qu’ils préféraient abolir tout sentiment, toute pensée, tout rêve.
Apprends qu’il est interdit de porter les yeux sur ton maître. C’est trop intime et, de surcroît, insultant. Voir sans regarder, voilà le secret.
Le grand prêtre n’avait rien d’un saint homme. Je l’avais imaginé mince, avec un corps décharné par les jeûnes et l’apprentissage de la sagesse sacrée. Mais le jour de son retour, je le pris pour un riche marchand. Son ventre rebondi gonflait sans vergogne sa tunique et son rire résonnait bruyamment dans la salle de banquet comme celui d’un marin ivre, sans plus de manières qu’un barbare.
Je connais les jumeaux depuis leur naissance. Ce sont les garçons les plus gâtés et les plus dépravés qu’on puisse trouver. De vraies vipères, surtout Iny. Je te plains, Kenofer. Il pourrait t’arriver la même chose qu’à un autre esclave, il y a quelques années. Iny était jaloux de lui. Je me demande encore comment le fils du grand prêtre Harmose pouvait bien jalouser un pauvre esclave…
Il faut dire que Pétara avait le don de s’attirer des ennuis, surtout à cause de son dévouement aveugle envers celui qu’il considérait comme le seul et véritable dieu : Aton ! Il ne montrait aucune patience pour ceux qu’il appelait les faux dieux, et celui qui était le plus souvent la cible de ses sarcasmes était Amon-Râ, le principal dieu des prêtres thébains et des kappistes nubiens.
Peindre tournait à l’obsession. J’avais l’impression de créer de la vie, un peu comme ceux qui, dans les sépultures, représentent des scènes de la vie du mort afin que celle-ci se prolonge éternellement. L’odeur des pigments emplissait ma hutte et me rappelait mon enfance. Parfois, ces souvenirs devenaient trop forts et je devais m’arrêter pour pleurer en pensant à mes parents.
Qu’il soit maître ou esclave, aucun Égyptien ne restait indifférent à la présence du pharaon. On l’appelait Taureau puissant, Seigneur des deux royaumes. Il était le Dieu-bon, fils d’Amon-Râ et, comme Horus le faucon qui volait devant lui, le lien de tous les hommes avec le cosmos.