Le dernier livre que publia Freud à Londres, l'année de sa mort en 1939, "L'homme Moïse et la religion monothéiste", créa l'émoi et la stupéfaction. Cette année-là, entre toutes, Freud faisait paraître un livre qui affirme que Moïse, le fondateur du judaïsme, était un renégat égyptien disciple du pharaon Akhénaton, qu'il enseigna sa religion "monothéiste" aux Hébreux esclaves en Egypte, qui finirent par l'assassiner après leur libération. Cette histoire du judaïsme selon Freud reprend les grandes thèses du Meurtre du Père, du Retour du Refoulé et toutes les notions établies dans ses réflexions sur la société humaine (métapsychologie).
Sous la forme de conférences annotées et soigneusement documentées, l'historien Yosef Hayim Yerushalmi, spécialiste de l'histoire juive, de langue anglaise et hébraïque, reprend ce dossier et replace l'oeuvre ultime de Freud dans le cadre de l'histoire des religions, du judaïsme et de l'identité juive, qui forment l'essentiel de son domaine de compétences. Le tout pourrait paraître sec, austère et exigeant, mais le caractère oral de conversation cultivée, la rigueur intellectuelle et la joie de savoir et d'apprendre enlèvent au livre toute pesanteur, et le remplissent de grâce et de gaieté. Yerushalmi fait l'histoire du Juif Freud, celle de ses parents et de ce qu'ils lui ont transmis, celle de la psychanalyse, des idées et des débats qui circulaient dans l'Europe cultivée de langue allemande avant le nazisme. Cet univers, cette civilisation, étaient fascinants, comme Zweig, Scholem, Benjamin, et Hannah Arendt en témoignent.
Que reste-t-il du livre de Freud aujourd'hui ? Rien, si l'on considère ses fondements anthropologiques, historiques et ethnologiques. Même le "monothéisme" d'Akhénaton, son "hérésie", sont réfutés par Dimitri Laborit. Il n'y a plus que les journalistes pour y croire. L'idée freudienne d'un inconscient collectif ne tient pas debout. Sa définition de la tradition aussi. Demeurent les analyses, les méditations d'un grand homme sur la foi juive. Freud lui-même trouvait ce sujet "grandiose" : l'origine des religions, l'analyse de leurs contenus, la phénoménologie du vécu religieux. "L'homme Moïse et la religion monothéiste" vaut par lui-même, indépendamment des savoirs scientifiques et intellectuels sur lesquels il s'appuie. Dans le Talmud, certains commandements bibliques sont considérées comme inapplicables et les rabbins se demandent pourquoi ils figurent dans le texte sacré. Ils sont là pour qu'on les étudie, enseigne la tradition. L'étude se suffit à elle-même et demeure la valeur suprême.
Commenter  J’apprécie         150
Comment la méthode historique vient-elle à un peuple ancien, dont toute la religion et la sagesse semblent fondées sur l'histoire, sur l'intervention de son Dieu dans l'histoire ? Y. H. Yerushalmi répond à cette question à travers une enquête passionnante à travers le corpus des textes juifs (donnant par là au lecteur de précieuses indications), choisissant ses points d"étude à des époques charnière de l'histoire de ce peuple. On y apprend que rien n'éloigne plus de l'histoire comme science et méthode, que la mémoire. Ce sera donc, en grande partie, contre la religion qui fait mémoire, que l'histoire se construira comme discipline de savoir.
Commenter  J’apprécie         60
La brève plaquette du grand historien Y. H. Yerushalmi propose un tour d'horizon synthétique de l'histoire juive de la diaspora, des origines à nos jours, avec une claire direction d'ensemble qui permet de suivre facilement le propos : les groupes juifs dispersés, tout au long de leur histoire, nouèrent avec l'état central ("serviteurs des rois") des alliances qui permirent leur survie au milieu de populations et de pouvoirs intermédiaires hostiles ("et non serviteurs des serviteurs"). Cette stratégie de survie trouva sa limite et fut mise en échec au XX°s, quand les "rois", les pouvoirs centraux, s'identifièrent par la démagogie aux "serviteurs" : alors le malheur des minorités intermédiaires fut scellé, comme on l'a vu dans l'Europe Centrale de 1918, où les Juifs fidèles à l'empereur autrichien tombèrent sous la coupe de dirigeants nationalistes provinciaux soudain changés en souverains. Pire encore, l'expérience historique des Juifs d'Europe rendait inconcevable qu'un état central pût décréter leur extermination : de précieuses années furent perdues par eux avant qu'ils ne comprennent, trop tard, ce que l'état allemand leur réservait. Ce petit livre si solide est inscrit dans un débat avec Hannah Arendt.
Commenter  J’apprécie         40