Mon rêve le plus fréquent consiste à croire que la Nature m’a donné le pouvoir de guérir les malades et spécialement les cancéreux, rien qu’en les touchant avec ma main, comme les rois de France étaient censés guérir les gens atteints d’écrouelles... Dans mon rêve, je me vois assis sur un trône, en train de miraculer tous les patients qu’on me présente : des cancéreux, des goitreux, des scrofuleux, des lépreux, des paralytiques ; il y en a qui sont couverts de croûtes nauséabondes ou de plaies hideuses. Ils sont là des centaines, attendant leur tour ; ils me regardent avec des sourires extasiés, comme si j’étais le bon Dieu. Ils défilent devant moi ; s’ils ne peuvent pas marcher, on les porte. Je me penche, je les touche. Sitôt guéris, ils me hurlent leur joie, leur reconnaissance ; ils me montrent leur peau devenue blanche, leurs plaies taries, leurs tumeurs effacées. Ils se traînent devant moi par terre, me baisent les genoux ou les pieds. On les enlève vite, pour faire place à d’autres. La Terre entière parle de moi ; je suis célèbre. Je suis l’homme le plus célèbre de la Terre. Les médecins me vouent une haine inexpiable qui fait mes délices. Les nations m’octroient des gratifications royales. Je suis l’homme le plus fier et le plus riche du globe. Car je guéris, non par bonté, mais par Orgueil et par Intérêt.
Quand je sors de mon rêve, je vois la Réalité en face. Je me vois tel que je suis : faible, ignoré, insignifiant, impuissant, voué à un néant sans gloire. Alors, j’en veux au monde entier, à l’humanité. Mon cœur se gonfle de haine. Mais on ne peut pas haïr longtemps deux milliards d’hommes. Il faut qu’il y en ait au moins un qui paye pour les autres.