La baleine se trouvait être l'emblème du paquebot de rêve le Léviathan, depuis peu sorti des cales sèches de Bristol et sur le point d'entreprendre son premier voyage à destination de l'Inde.
En tout 16 683 catégories ! Le criminel soumis au bertillonnage complet et se trouvant dans notre fichier n'a aucune chance d'échapper à la justice?
Croyez-moi, en tant que civilisateur social, la honte est plus efficace que la conscience.
Depuis déjà plusieurs mois, les journaux chantaient les louanges du vapeur géant. Et l'on savait maintenant qu'à la veille de la première navigation du Léviathan, la Monnaie de Londres avait frappé des insignes commémoratifs en or et en argent : en or pour les passagers de première classe et les officiers supérieurs du navire, en argent pour les passagers de seconde classe et les subalternes.
Quant à la troisième classe, sur ce luxueux paquebot alliant les dernières innovations techniques à un confort sans précédent, elle n'était pas prévue du tout. La compagnie garantissait aux passagers un ensemble de services si complet qu'il n'était nullement nécesaire de se faire accompagner de serviteurs durant le voyage. "des laquais attentifs et des femmes de chambre pleines de tact feront en sorte que vous vous sentiez chez vous à bord du Léviathan !" affirmait la réclame publiée dans les journaux de l'Europe entière. Les heureux mortels ayant réservé une cabine pour le voyage inaugural Southampton-Calcutta, s'étaient vu remettre, en même temps que leur billet, une baleine d'or ou d'argent selon la classe. Et il était possible de prendre son billet dans n'importe quel port européen entre Londres et Constantinople.
Bon d'accord, l'emblême du Léviathan c'est quand même moins bien que les initiales du propriétaire de l'insigne, mais cela ne complique pas beaucoup la tâche pour autant, jugea le commissaire. Tous les insignes d'or étaient comptés. Il suffisait simplement d'attendre le 9 mars - jour prévu du départ en grande pompe - de rejoindre Southampton, de monter sur le paquebot et de repérer parmi les passagers de première classe, qui ne portait pas la baleine en or. Ou bien (ce qui était le plus probable), parmi les gens ayant acheté un billet à prix d'or, qui ne se présentait pas au départ. Celui-là serait le client du Père Gauche.
Simple comme bonjour.
"Mains au-dessus des oreilles ! Vous êtes en état d'arrestation !"
Exactement, dit Fandorine en dessinant trois grandes lettres dans l'espace. J-A-P. Ce qui donne "Jap", sobriquet méprisant qu'utilisent les Européens pour désigner les japonais. Tenez, vous, commissaire, vous seriez d'accord pour porter un insigne sur lequel serait inscrit "grenouille" ?
Et si on prenait systématiquement leurs empreintes digitales aux assassins et cambrioleurs, aucun d'entre eux n'oserait plus se livrer à un quelconque méfait avec ses pattes sales. C'était la fin de la criminalité.
De telles perspectives donnaient tout bonnement le tournis.
Evidemment, si chaque assassin était assez aimable pour prendre soin de tremper son pouce dans l'encre de Chine afin de laisser son empreinte sur les lieux du crime ... fit le commissaire avec un éclat de rire bon enfant.
- Avez-vous déjà eu l'occasion d'entendre parler des empreintes digitales ? demanda Fandorine (...).
(...) Gauche sourit malicieusement :
- Un truc de Bohémiens pour lire dans les lignes de la main ?
Le criminel lui est une anomalie dans le processus d'évolution, un retour accidentel à un niveau antérieur de développement. C'est pourquoi il est extrêmement facile de repérer un tueur et cambrioleur potentiel : il ressemble au singe, dont nous sommes tous issus.