Le monde à l'aune du corps humain: c'est ce que l'écrivain
Jérémie André met en évidence dans son court premier roman "
La Fabrique du corps humain". Son titre emprunte à l'anatomiste
André Vésale, certes, mais aussi au titre du blog que l'auteur tient sous l'égide du quotidien suisse "Le Temps".
Le monde, en effet, modèle le corps humain à son image, qu'il le veuille ou non, et c'est particulièrement vrai en ces temps d'anthropocène. Médecin de son métier, l'écrivain promène un regard original et pointu sur la manière dont les conditions de vie de chacune et chacun: dans un fast-food, la conception de la poignée d'un panier à frites explique les douleurs ponctuelles au poignet d'Anna, qui le manie pourtant avec tant de dextérité. A plus d'une reprise, l'auteur suggère ainsi que le monde n'est pas ergonomique.
Cela, qu'il soit façonné par l'humain ou par la nature – l'un et l'autre étant étroitement liés bien sûr. Ailleurs, l'écrivain indique en détail, et c'est rare dans un roman, le parcours que la fumée inhalée du tabac fait dans l'organisme. Et plus largement, nommant les syndromes avec exactitude, il donne à voir comment la maladie ou le stress, eux aussi, constituent une "fabrique du corps humain", causes de remodelages dramatiques.
Humaniste, "
La Fabrique du corps humain" met en avant trois personnages: un jeune médecin, le patron – nommé
Jean-Pierre – d'un restaurant de chaîne spécialisé dans la restauration rapide situé dans le quartier lausannois du Flon, et Anna, justement, jadis aimée par Dominique, le médecin.
Le personnage de Dominique permet à l'auteur de rappeler les travers d'une médecine longtemps orientée hommes. La première fois, lorsqu'une activiste intervient dans une conférence sur l'impuissance masculine, le lecteur peut dire, avec son personnage, que c'est du délire. Mais quand une professeure de médecine enseigne que l'histoire de la dissection du corps humain comprend aussi des vols de cadavres féminins pour savoir "comment ça marche, une femme", le même lecteur se met à réfléchir sur la position androcentrée de la médecine des derniers siècles.
Quant aux esprits, indissociables du corps dans l'écologie mise en place par "
La Fabrique du corps humain", ils sont également marqués par leur environnement. Il sera question d'aversion au risque avec Anna qui ose sortir du cadre étroit de son emploi de responsable des cuisines d'un fast-food, mais aussi du conditionnement mental de son chef, gérant du même établissement, tellement humain jusque dans ses maladresses, mais fanatique des théories de
Frederick Winslow Taylor: son esprit est brutalement façonné par son statut de petit chef dans une entreprise qui le dépasse.
"Roman social au coeur de Lausanne", "
La Fabrique du corps humain" dit avec une grande justesse les relations d'humains modelés, malaxés tant au physique qu'au mental par un monde qui les transcende. Ces transformations des humains entrent en résonance, tout au long du roman, avec les remaniements incessants du quartier lausannois du Flon, exemple présenté comme typique d'un palimpseste urbain sans cesse recommencé: il aura accueilli des tanneurs, puis des personnages interlopes (prostitution incluse), puis des artistes et acteurs du milieu alternatif, puis des bobos amateurs d'espaces branchouilles aux prix surfaits – effet d'une gentrification toute récente qui achève d'aseptiser un quartier d'abord vu comme méphitique.
Au travers de trois personnages qui ont aussi un coeur même s'il ne bat pas toujours à l'unisson, barattés par la vie, "
La Fabrique du corps humain" décrit avec succès tout un écosystème cohérent, détaillé et attachant. Cela, tout en faisant revivre les grandes années de lieux emblématiques du quartier lausannois du Flon, qu'il s'agisse du célèbre MAD (Moulin à Danses) ou de ces recoins discrets où l'on peut gambiller jusqu'au bout de la nuit, pour autant qu'on ose en pousser la porte à la poursuite d'une jolie fille à aimer.
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