Lettre ouverte à Freud

Ce n'est certes pas un hasard si la voie de la psychanalyse a été ouverte par un médecin. Avant vous, des psychologues prenaient comme point de départ presque exclusif ce qu'il est convenu d'appeler l'homme sain, ou bien on assimilait la pathologie au mystique. La plupart du temps, c'était à peu près comme si, resté sur la rive, l'on échangeait des propos sur les poissons nageant dans un cours d'eau, sans les voir : soit qu'on en fasse le sujet d'une fable philosophique, soit qu'on en pêche un pour le jeter, mort, avec les autres prises destinées à être méthodiquement disséquées. C'est maintenant seulement que l'on détache le poisson de l'hameçon, et que l'examen de sa blessure, susceptible d'être pratiqué comme sur un corps mort, nous donne cependant des indications sur l'être vivant qu'est le poisson, avant qu'il soit replongé dans son élément.

Tant de l'hypnose que de la confession, il peut passer par erreur quelque chose dans la psychanalyse, dès qu'on n'en suit pas la méthode avec assez de rigueur, dès que le désir d'agir par suggestion, en effaçant les mouvements qui se produisent dans l'âme du patient, ne permet plus de distinguer entre ce qui relève de sa dynamique propre et ce qui lui est suggéré. Cette attitude trop interventionniste se rencontre volontiers, en dehors de toute intention délibérée, dans la mesure où prédomine, chez l'analyste, une attitude trop directive ou une compassion excessive ; car ceux "qui ont un coeur d'or" n'en font pas moins l'erreur de confondre la psychanalyse avec la charité du bon Samaritain.

... Car nous tous qui vous entourons savons mieux que Mann quel sacrifice cela a été pour vous de vous commettre si avant avec l'irrationnel, comme l'exigeaient vos grandes découvertes. Pour nous tous, c'est justement cela l'oeuvre de votre vie et de votre esprit : que votre rationalité se soit contrainte à mettre au jour des choses qui ne vous attiraient aucunement, et face auxquelles - soyons francs ! - vous auriez souvent préféré adopter l'attitude de l'ensemble des scientifiques bon teint de la fin du siècle dernier.

Une remarque d'elle, très étonnante : l'art est ce qui n'aspire pas à une réalisation dans le réel, et aussi est l'inverse, quand il a vraiment lieu, d'une régression, d'une pathologie. Contrairement au rêve ou à la rêverie diurne, il ne recherche pas une réalisation véritable du désir, il nécessite même son oubli.

... l'on sait bien, par certaines phrases brèves écrites, ici ou là, dans des lettres à des intimes, à quel point [Freud] était enclin à mal supporter le genre humain.

Ni avec elle ni avec Ferenczi, Freud n'a rompu le lien, pas plus qu'eux avec lui, même quand se creusaient entre eux les plus grands écarts.