— Jeune homme, une fois que tu seras engagé dans cette aventure, il n'y aura plus pour toi aucune possibilité de revenir ici demeurer en notre compagnie.
Voyant que ma décision était irrévocable, ils prirent un bélier, qu'ils abattirent puis, quand ils l'eurent écorché, ils fabriquèrent une outre de sa peau. Ils me recommandèrent alors :
— Arme-toi de ce couteau et pénètre à l'intérieur de l'outre. Nous allons la coudre sur toi et te laisser seul en ce lieu. Un oiseau géant, celui qu'on appelle " rokh ", fondra sur toi, saisira l'outre de ses griffes et toi dedans, puis prendra son vol. Lorsque, un long moment plus tard, tu sentiras qu'il t'aura déposé sur le sommet de la montagne et se sera un peu éloigné de toi, tu fendras la peau de l'outre à l'aide de ce couteau, et tu en sortiras. L'oiseau prendra peur en te voyant, il s'envolera. Aussitôt tu te mettras en route pour atteindre un palais qui s'élève bien haut dans les airs, à une demi-journée de marche de là. Il est recouvert de plaques d'or rouge, avec des incrustations de pierres précieuses, émeraudes et autres. Le bois qui entre dans la construction de ce palais est de santal et d'agalloche. En voyant cet édifice, tu ne pourras pas t'empêcher d'y entrer, et ce sera pour ton plus grand malheur : sache que c'est en y entrant que chacun de nous a perdu son œil droit et que, depuis, il se trouve dans la nécessité de se noircir chaque nuit le visage avec de la suie et des cendres. Quant à te raconter en détail ce qui est arrivé en cette occasion, nous ne le pouvons pas : le récit en serait trop long, chacun ayant eu une aventure particulière. Ce qu'il y a de sûr, c'est que la conséquence néfaste a été la même pour tous : la perte de l'œil droit. Mais puisque tu es décidé à courir à ta perte, allons, entre dans la peau du bélier.
LE PORTEFAIX ET LES DAMES, Histoire du troisième derviche qalandar.
Patience, ô mon âme, car la fortune
se plaît aux changements imprévus.
LE PORTEFAIX ET LES DAMES.
Le proverbe dit bien : « Tourner le dos à ce qui afflige est la meilleure solution quand on ne peut y remédier. » Ainsi, quand l'œil ne voit plus ce qui le désole, le cœur ne ressent plus ce qui l'attriste.
LE PORTEFAIX ET LES DAMES.
À le voir pleurer ainsi encore et toujours, le roi ne lui cacha pas son étonnement :
— Quelle est donc, ô jeune homme, la cause de ces larmes ?
— Seigneur, se borna à répondre l'autre, comment pourrais-je ne point pleurer en l'état où je me trouve ?
Étendant alors sa main vers le bord inférieur de son vêtement, il le releva jusqu'à la ceinture, et ce que découvrit le roi, à ce geste, le plongea dans le dernier degré de la stupéfaction : tout le bas du corps du malheureux jeune homme n'était qu'un bloc de pierre noire, et ce depuis le nombril jusqu'à la pointe des pieds. Il n'appartenait à la race des fils d'Adam qu'entre le nombril et la tête.
Lorsqu'il eut pris conscience de l'état auquel se trouvait condamné le bel adolescent, le roi se sentit étreint par la douleur et par la tristesse et ne put réprimer un soupir.
LE PÊCHEUR ET LE DJINN.
Sache donc, ô toi
qui vois passer
gens de toutes sortes
devant toi,
que le propre de l'homme libre
est de dire :
« Nous n'avons rien observé,
nous n'avons rien vu… »
LE PÊCHEUR ET LE DJINN.
Il remua le vase en tous sens : la matière pesante qu'il semblait contenir n'était animée par aucun mouvement. Comme le plomb bouchait hermétiquement le goulot, il se dit : « Le mieux est encore d'ouvrir ce vase, si je veux pouvoir le transporter ; dès que j'en aurai versé le contenu, je n'aurai plus qu'à le faire rouler jusqu'au marché des vendeurs de cuivre. » Il tira donc un couteau de sa ceinture, incisa profondément le pourtour du bouchon en enfonçant bien la lame, et parvint à faire sauter celui-ci. Il le ramassa et, le tenant entre ses dents, inclina des deux mains le vase vers le sol. Mais il eut beau le secouer, à son grand étonnement, rien n'en sortit.
Il attendit un instant et fut alors surpris de voir s'échapper du récipient une fumée épaisse qui s'éleva telle une colonne dans le ciel, laquelle se mit soudain à se déplacer à la surface du sol. Prenant rapidement du volume, elle se répandit bientôt sur la mer, s'éleva jusqu'à atteindre la voûte du ciel et ne tarda pas à intercepter jusqu'à la lumière du soleil. Au bout d'une heure de temps, le vase ayant fini de dégorger tout son contenu, on put voir la nuée se condenser jusqu'à former une masse compacte agitée de violentes turbulences, d'où finit par émerger la forme d'un ifrite dont les pieds foulaient le sol alors que sa tête se perdait dans les nuages. Il arborait une tête semblable à celle d'un loup ; ses canines, qu'on eût prises pour autant de grappins, garnissaient une bouche vaste comme une caverne, les autres dents pouvant se comparer à des sortes de meules ; deux narines s'ouvraient par là-dessus telles des trompes taillées dans des cornes, encadrées par des oreilles larges comme des boucliers de cuir ; l'encolure qui soutenait cet édifice avait la largeur d'une rue ; et pour couronner le tout, deux yeux aussi brillants que les feux d'une lampe ! Bref, c'était là l'assemblage le plus hideux et le plus hétéroclite dont un monstre pût rêver.
LE PÊCHEUR ET LE DJINN.
Dans les poêlons à frire, les œufs
ouvrent leur grand œil triste,
désolés d'avoir eu à finir leurs jours
— sort cruel ! — sur un baiser ardent…
LE PORTEFAIX ET LES DAMES.
Ils ont fait prisonnier mon cœur
et n'ont rendu la liberté qu'à mes larmes.
LE PORTEFAIX ET LES DAMES.
Si tu ignores ce qu'est la passion,
si tu ne l'as pas éprouvée,
mon seul désir est de te la voir connaître,
de te la voir souffrir.
Je ne suis rien d'autre que l'esclave
de mon ardent désir de toi…
Celui qui m'en blâme est-il sûr
de la justesse de son jugement ?
LE PÊCHEUR ET LE DJINN.