Elle savait qu'il lui faudrait désormais renoncer à tout son petit bric-à-brac patiemment amassé depuis des années qui lui permettait de tenir la réalité à distance... L'apprentissage commençait par le renoncement.
Plus tard, en lisant la quatrième de couverture du Deuxième Sexe, Pam apprit qu'"on ne naît pas femme, on le devient". Cela devait marcher aussi pour les geishas. Etant originaire de Melun-Sénart, il était entendu que la chose n'était pas gagnée d'avance. Et pourtant, année après année, Pam s'était bricolé son identité de geisha. Un choix audacieux, à contre-courant de tout ce qui existait autour d'elle. Avec patience, elle avait enduré le mépris des gars et des filles du lycée technique, l'indifférence blasée des profs. Elle s'était heurtée à l'incompréhension de sa mère, à la curiosité bienveillante de son père jusqu'à ce qu'il regarde d'un peu trop près sous son kimono. Et même si Yoko Tsuno tenait plus de la poupée manga Made in Belgium que de la courtisane traditionnelle, et même si sa geisha intérieure était instable, construite de bric et de broc et qu'elle lui avait coûté sa relation avec Yvon, son fiancé, Pam avait tenu bon. On ne naît pas geisha, on le devient. Personne n'avait précisé en combien de temps.
Elle se sentait incapable de former la moindre pensée, d'esquisser le plus petit geste. Ikebana, clients, bonsaïs... les mots les plus familiers paraissaient vidés de leurs sens. Exactement comme lorsqu'elle s'amusait, enfant, à les prononcer à voix haute, prenant soin de bien articuler, vingt fois de suite. Elle choisissait des mots compliqués, des mots vulgaires, des mots qui font un peu peur. A force de répétition, n'importe quel mot s'affranchit de sa représentation, perd sa signification, semble absurde puis carrément étrange et, pour finir, ce mot n'est plus qu'un son, une simple onomatopée qui ne veut plus rien dire. Ikebana, clients, bonsaïs, Thad.
Thad, Thad, Thad, Thad, Thad, Thad, Thad, Thad, Thad
- Ah, les mères japonaises..., soupira-t-il en levant les yeux. Tu ne connais pas ta chance d'avoir une mère française et d'échapper ainsi aux devoirs du fils (même pas du ciel) envers ses parents.
- Bretonne. Ma mère est bretonne, corrigea Thad, peu convaincu d'avoir gagné au change.
Elle n'aimait pas les voyages et encore moins les voyageurs. Elle pensait qu'un livre suffisait à vous transporter vers un ailleurs d'où il était toujours commode de revenir.
Mais l'essentiel est d'avoir conscience que, quel que soit son âge, un homme est toujours un petit garçon. Même si tu te disputes avec lui, ne lui fais jamais perdre la face, ni dans l'intimité ni en public. Ne le mets jamais au pied du mur ou les pieds dans ses contradictions. Nul besoin d'être dépositaire d'un savoir-faire érotique, millénaire et secret pour vivre longtemps en harmonie avec un homme. Il suffit d'un peu de bon sens et de garder ces trois principes en tête, conclut Masako avec un petit rire de gorge absolument charmant.
En levant le rideau de fer de toute la Petite Boutique du quai Malaquais, elle trouva que les bonsaïs tiraient une drôle de tête, elle aurait juré qu'ils se foutaient ouvertement d'elle du haut de leurs 22 cm de zen millénaire.
C'était un bonjour subtil et juste, un bonjour parfaitement adapté aux circonstances. Il fallait sacrément maîtriser l'art du salut pour être capable d'offrir un tel bonjour.
Une geisha est une personne attentive à la joie mais aussi à la douleur, capable de voir le beau et de ressentir la tristesse. Contrairement à ce que pensent les ignorants et les imbéciles, ce sont des femmes d'une immense sensibilité, des confidentes incomparables.
Et si le Japon tant aimé, tant de fois imaginé, ne lui plaisait pas ?
C'était une hypothèse à envisager
Avec sérieux et honnêteté, elle repassa dans sa tête tout ce qu'elle avait en commun avec ce pays : elle aimait les sushis, elle savait manger très proprement avec des baguettes, elle pouvait soigner les bonsaïs, préparer le thé, elle connaissait les bases de la calligraphie et de l'Ikebana, elle appréciait les haïkus. En français, est-il nécessaire de le préciser ?
Elle avait vu trois fois le film Mémoires d'une geisha au cinéma et avait été profondément attristée que les rôles principaux soient tenus par des actrices chinoises. Mme Atsura lui avait donné raison.