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Critique de Lamifranz


Vous vous souvenez, à la fête foraine, ces jeux de massacre où à coups de balles on dézinguait à qui mieux mieux des caricatures ? Ou bien de façon plus intellectuelle (plus intelligente peut-être, mais pas toujours) certains journaux satiriques faisaient de même avec des personnalités, politiques souvent, mais aussi émanant des sphères interlopes du showbiz, du spectacle, enfin de tous ces endroits où les célébrités oublient ce qu'elles sont pour faire croire à leurs fans qu'elles sont ce qu'on attend d'elles.
« Travelingue », parut en 1941 dans « Je suis partout », premier journal collaborationniste et antisémite de France. Faut-il en déduire que Marcel Aymé avait pris fait et cause pour un pétainisme militant ? Je ne me risquerai pas à hasarder une réponse. L'époque était ambigüe, et s'il est certain que Marcel Aymé avait des amitiés chez les intellectuels de droite et d'extrême droite (Brasillach, Bardèche, Céline), il en avait aussi de l'autre côté. Et il n'approuvait pas tout dans la politique de l'Etat Français (il n'en est pour preuve que sa violente diatribe contre les promulgateurs de l'étoile jaune).
L'action de « Travelingue » se situe en 1936, sous le gouvernement du Front Populaire. Marcel Aymé flingue tous azimuts : les grèves et manifestations déstabilisent un pays qui navigue plus ou moins à vue. La politique n'est pas faite dans les ministères mais dans les cabinets (et quand je dis les cabinets…), mais au coin des comptoirs de bar (dix ans plus tard, dans « Uranus », ce sera pareil), et comble du ridicule, ou de la dérision, les hommes politiques viennent prendre l'avis d'un gourou local, Moutot, coiffeur de son métier. La politique du président Blum n'en ressort pas grandie. Et ce n'est pas tout : la description de deux familles modèles vaut son pendant de cacahuètes. Jugez plutôt :
Le père, Lasquin meurt d'un AVC (ou ce qui en tenait lieu à l'époque), laissant une veuve pas tellement éplorée et une fille nouvellement mariée à Pierre Lenoir, dont la passion est la course à pied. Pourquoi pas après tout ? Ledit Lenoir, pendant qu'il court, confie sa femme à son ami Bernard Ancelot, lequel, le croiriez-vous se montre plutôt assidu auprès de la belle. La famille Ancelot n'est pas non plus piquée des hannetons : ultra snobs, férus de cinéphilie (de là vient le fameux « travelingue »), et adeptes d'un modernisme artistique échevelé « d'un primitivisme bouleversant » parfois parsemé de « latences transcendantales » (« Les Précieuses ridicules », façon 1936).
Le roman tourne autour de ces deux familles, mais d'autres personnages sont également dans le collimateur du dynamiteur Marcel Aymé : Luc Pontdebois, un écrivain catholique mielleux et opportuniste (sous lequel on croit reconnaître François Mauriac) ; Johnny, un homosexuel doté paraît-il d'un anus artificiel (il semble que cela lui donne un charme supplémentaire) et son ami le boxeur Milou ; et surtout Malinier, caricature de caricature, ancien combattant, cocu professionnel (pas seulement amateur), ayant un avis sur tout (ayant surtout un avis), en particulier sur « les peintres cubistes, les alcooliques, les espions allemands, les communistes débraillés, les juifs et les provocateurs moscovites », et particulièrement déchaîné contre les socialistes du Front Populaire, « chiens judéo-marxiste hurlants et bavants prêts à dévorer le coeur de la France ». La palme revient à Moutot le garçon coiffeur qui a l'écoute des grands de ce monde (en tous cas de ce pays) et qui voit défiler dans son salon tout le gouvernement et même l'opposition.
Une satire féroce, iconoclaste, dévastatrice, qui fait penser un peu à Ubu pour son hénaurmité et son sens du ridicule porté au niveau d'un art majeur, mais aussi à Coluche, à Charlie-Hebdo ou d'autres dézingueurs contemporains qui mettent le doigt où ça fait mal.
Une lecture utile peut-être à notre époque où les plateaux de télévision deviennent des scènes de cirque, où le complotisme devient une vertu, où des animateurs (modernes Moutot) deviennent directeurs de pensée de tout un peuple scotché devant un écran, où des pseudo-scientifiques sont censés détenir la seule et unique vérité, etc. etc.
Marcel, reviens ! Tu aurais du grain à moudre, ici !
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