C'est tout moi : je ne me trompe que lorsque je pense que j'ai tort !
Car s'il est de coutume en France de vouloir tout taxer du fruit de l'honnête travail et commerce, il est aussi de la nature des Français de vouloir échapper à la taxe.
Le regard du moine s'assombrit considérablement.
- Ils m'ont tout pris, madame, jusqu'à ma vie.
Delphine tressaillit et, le sentant s'échapper, le rattrapa d'un sourire.
- Le roi, ses ministres et sa cour me remplissent de dégoût, reprit-il d'une voix tendue. La prospérité de quelques-uns repose sur la misère de beaucoup. La croissance économique profite avant tout aux accapareurs de richesses. L'ouvrage ne manque pas mais n'enrichit pas les humbles. On ne pense ici qu'à comploter, manipuler, se gaver et forniquer. Et, quand je vois le triste état de notre pays, mon dégoût se change en fureur.
Aujourd’hui, prisonnier de l’étiquette et de la tradition, le roi se levait, enfilait sa robe de chambre et traversait la salle du conseil pour se recoucher dans la chambre de parade pour le lever public. Pour le coucher, la même comédie. Le roi se glissait, une fois le dernier courtisan sorti, vers ses appartements. Toujours les mêmes solennités aux mêmes heures avec les mêmes poses et gestes…
Son prédécesseur avait planifié un agenda d’un ennui mortel : le lundi concert, le mardi comédie française, le mercredi comédie italienne, le jeudi tragédie, le vendredi jeux, le samedi concert et le dimanche jeux à nouveau… Par petites touches, Louis XV avait essayé de s’en échapper, grâce notamment aux petits soupers organisés par Mme de Pompadour dont il raffolait. Mais l’ombre constante de son aïeul finissait toujours par le rattraper et même les jardins de Versailles semblaient suivre l’étiquette dans leur monotonie, se parant chaque saison de la même façon.
Alors, il s’efforçait de s’enfuir de Versailles chaque fois qu’il le pouvait. On disait de lui qu’il n’était jamais aussi gai que lorsqu’il ne séjournait pas à Versailles. Mais il était toujours rattrapé, sinon par le poids de ses responsabilités, au moins par celui des règles et principes, écrits ou non, qui géraient la cour depuis plus de cinquante ans.
- Ces gens là sont comme des pies, tout ce qui brille les attire !
- Les habits ne nous changent pas, ils changent seulement le regard des autres sur nous...
- Il est curieux de voir que le roi traite mieux sa ménagerie que ses sujets, remarqua impertinemment le moine.
-Il en a toujours été ainsi. Les rois prennent plus soin de ce qu'ils montrent à voir que de ce qu'ils s'appliquent à dissimuler ! (p. 152)
Donner des riens pour des riens avait été la meilleur idée de son règne [du règne de Louis XIV].
Cela n'étant pas suffisant, il avait vendu des titres comme celui de gouverneur des carpes de Sa Majesté ou chef du gobelet de la reine. Il se trouvait toujours un couillon pour l'acheter et s'en trouver fier. (p. 121)
C'est bien son coeur que l'on voit dans sa main droite. Est-ce ce qu'on appelle " avoir le coeur sur la main " ? On ne dirait pas qu'une aussi petite chose puisse nous garder en vie !
Il se tourna vers le lieutenant général de police.
N'est-ce pas ? Oh, pardon monsieur, J'avais oublié que vous n'en aviez pas !
- Je ne réclame que l'application de mon droit inaliénable en tant qu'homme à exercer le premier des principes de la liberté.
- A savoir ?
- Se révolter contre la loi lorsqu'elle nous est imposée de force et va à l'encontre de la nature humaine.
- Et quelle est-elle, selon vous, cette nature humaine ?
- Elle est le fondement même du but de notre existence sur terre qui doit être de faire le bien d'autrui et non de soumettre l'autre.
- Vous refusez toute loi et donc tout ordre sur terre ? Mais que feriez-vous sans ordre ?
- Ah, ah ! s'exclama le moine. Je l'attendais ! La loi et l'ordre ! Elle est bien bonne celle-là ! Vous semez la peur du désordre pour nous convaincre de l'utilité de votre présence ! Sachez, monsieur, qu'il y a lois oppressives et lois émancipatrices.
Sartine s'emporta
- Vous n'êtes qu'une force libertaire, un champ confus de liberté, d'indépendance et d'autonomie ! Vous refusez de vous soumettre à nos lois car vous vous estimez au-dessus d'elles. Vous êtes porteur de forces destructrices puériles et aveugles.
- Je dirais plutôt merveilleuses et terribles !
- Des forces sans principe, sans foi ni loi !
- Certes ! Mon idéal est, comme le dirait le grand Thibault, que les hommes se régulent entre-eux sans avoir besoin de divin ou d'absolu. Un jour, ils apprendront à le faire.
(p. 325)