Citations sur Il y a tant de façons de mourir (71)
était encore bien pour son âge, svelte, les cheveux gris fournis. Il avait dû être beau, étant jeune. En apercevant mon regard, il m’a souri, et j’ai détourné les yeux, comme prise sur le fait.
Il ne s’agissait que d’une seule femme. Je ne savais pas quelle était sa situation, ni si ce qu’elle ressentait avait quelque chose à voir avec le Somnublaze ou Prexilane. Ce n’était qu’une goutte dans un océan d’éloges. J’ai quand même noté l’adresse du site, au cas où.
Les sites les plus connus ont peu à peu cédé la place à d’autres, plus obscurs, mais le ton restait le même. Somnublaze était rien de moins qu’un miracle et personne n’avait la moindre critique à formuler.
Mais je n’arrivais pas à me défaire de l’idée que je passais à côté de quelque chose. Soudain, une idée m’a frappée : tous les résultats sur lesquels j’avais cliqué étaient positifs. J’utilisais Internet depuis assez longtemps pour savoir qu’il n’était pas normal que les avis soient aussi unanimement favorables. Les gens se servaient d’Internet pour deux raisons : trouver des informations et se plaindre. De n’importe quoi, du moment que ça existait, ils s’en plaignaient.
« Pour beaucoup de mères, le Somnublaze est la clé du bien-être qui leur permet de redevenir celles qu’elles étaient avant. » C’étaient les mots qu’avait employés l’homme de l’esplanade, qui racontait qu’on avait donné ce médicament à sa femme pour qu’elle redevienne comme avant. Un autre article y voyait une des innovations pharmaceutiques majeures des dix dernières années.
Je retire mes vêtements et les jette sur la rive. Le vent joue dans les petits cheveux de ma nuque, dans les poils de mes cuisses, de mes mollets. Ça me fait un drôle d’effet d’être nue dehors et je me couvre les seins, soudain prise de pudeur.
Je l’ai regardée partir, puis j’ai débarrassé son mug et l’ai mis dans l’évier. J’ai posé la main sur mon visage et senti qu’il était humide. J’avais pleuré. Linda avait raison. Quoi que j’apprenne sur ce qui s’était passé, au bout du compte, cela n’avait aucune importance. Un avion s’était écrasé. Ma fille était morte.
L’hystérie joue des coudes pour devancer la peur nichée au fond de ma gorge et jaillit dans la tranquillité du soir.
Mieux vaut en rire qu’en pleurer, disait mon père quand j’étais petite, le plus souvent à propos des Red Sox. Alors même qu’il était malade, que le cancer lui avait enlevé jusqu’à la dernière once de plaisir terrestre, il faisait les yeux ronds et haussait les épaules. Mieux vaut en rire qu’en pleurer.
Il y a tant de choses qui me tuent à petit feu, et je vais finir par me coucher à même le sol, dans la forêt, pour abandonner ma chair à la terre jusqu’à ce qu’il ne reste plus que mes os rongés et blanchis.
En fait, il n’y avait pas que moi qu’il aimait entendre chanter. Mais tout le monde. Il aimait entendre la femme de ménage chanter en cirant le parquet. Repérer dans la rue un adolescent avec un énorme casque sur les oreilles qui fredonnait un air, les lèvres remuant à peine, les yeux fixés sur les fissures du trottoir. Chaque fois qu’il voyait un musicien de rue, une vieille guitare acoustique en bandoulière, avec parfois à ses pieds un ampli cabossé, il s’arrêtait systématiquement. Peu importait qu’il fût bon ou non. Il l’écoutait en hochant la tête d’un air approbateur, un sourire s’épanouissant lentement sur son visage.