Citations sur Il y a tant de façons de mourir (71)
Je suis malade de peur. Je n’ai qu’une envie, m’allonger dans l’herbe et laisser mes paupières lourdes se fermer. Je me demande ce que je vais ressentir, au moment de mourir. Est-ce que ce sera comme lorsqu’on bascule dans le sommeil ? Y aura-t-il une lumière à suivre, ou juste l’obscurité ?
Tous les parents savent au fond d’eux que c’est ce qui les attend. Qu’un jour ils recevront un coup de téléphone ou une visite, et qu’à cet instant précis le monde cessera d’exister.
Être une femme, c’est entre autres devenir la propriété de tous dès qu’on met le nez dehors. On s’y habitue, on apprend à adopter une expression particulière, à détourner le regard, à continuer à marcher.
Je ne comprenais pas qu’il s’intéresse ainsi à moi. Quelque chose dans sa façon de me regarder, comme s’il voyait à travers moi, me donnait un sentiment de gêne, de vulnérabilité. Savait-il qui j’étais ? Savait-il pour Ally ? Peut-être était-ce un journaliste qui fouinait, en quête d’information. Ou un tordu qui voulait être au plus près de la tragédie, comme ces curieux qui regardent bouche bée quand il y a un accident de voiture. « Non merci », ai-je répondu d’un ton sec, et je lui ai tourné le dos, attendant qu’il s’en aille.
En me réveillant, j’avais l’impression d’avoir enchaîné dix rounds sur un ring et d’en être sortie K.-O. Tous mes muscles étaient douloureux. Ces dernières années, le chagrin m’avait accompagnée à chaque instant. Je croyais y être habituée – au fil du temps, il avait lentement broyé mon acuité et émoussé mes sens –, mais là, c’était autre chose. C’était un coup de massue.
La soif m’étreint comme un accès de fièvre. Ce serait si facile de porter à ma bouche mes mains en coupe et de boire.
Non. L’eau n’est peut-être pas potable. Je n’ai pas survécu à un accident d’avion pour mourir de dysenterie. Je remplis les deux bouteilles vides et ajoute dans chaque une goutte de teinture d’iode. J’attends. Il y a tant de façons de mourir.
Sors. Sors. Sors. Mon cerveau primaire hurle. Mais une seconde. C’est quoi, le plan ? Rester en vie. Je grimpe sur l’épave, en évitant les bords aussi tranchants que des rasoirs, la douleur à l’épaule et le visage explosé de l’homme que j’avais touché si peu de temps avant. Regarde. Des sommets enneigés qui s’élancent dans une étendue sans fin de ciel bleu.
Oublie les ecchymoses qui fleurissent sur tes cuisses. Oublie tes hanches lacérées. Oublie ce petit doigt recourbé qui est en train de virer au bleu de façon inquiétante. Oublie le sang qui recouvre ta robe blanche, ton ventre, tes cuisses. Ne pense pas. Dépêche-toi. J’enfile le legging, la brassière de sport, les chaussettes, le tee-shirt d’un quelconque 10 kilomètres.
C’est le problème quand on a vécu au même endroit toute sa vie. On voit les ombres de son passé à chaque coin de rue. On ne peut pas leur échapper.
Tous ces gens, tous ces regards sur moi. Je n’étais pas sûre de pouvoir le supporter. Je me suis efforcée d’y voir une chance. Ce n’était pas une façon d’abandonner Ally. Mais l’occasion de parler à des gens qui la connaissaient, qui avaient peut-être été en contact avec elle ces dernières années. J’apprendrais peut-être des choses qui pourraient m’aider.