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Critique de Nastasia-B


Henry Bauchau trouve le moyen d'écrire un road-movie antique ! Sacré programme, non ? Son matériau : les bribes de la biographie d'Oedipe, personnage mythologique grec, entre son expulsion de Thèbes et son arrivée à Colone, où il a choisi de venir reposer sous la protection de Thésée.

Tout le monde ou presque connaît la fameuse légende d'Oedipe, celui qui fut éloigné dès la naissance du trône de son père Laïos suite à la malédiction d'un oracle. Celui qui, devenu adulte, tuera son père (sans savoir qu'il s'agit de lui) et épousera la femme du défunt, Jocaste, c'est-à-dire sa propre mère, après avoir résolu la fameuse énigme de la Sphinx, libérant ainsi Thèbes de la terrible épidémie de peste qui s'abattait sur elle.

Avec cette femme il aura quatre enfants, deux fils, Étéocle et Polynice, qui s'entretueront pour la couronne de Thèbes, et deux filles, Ismène et Antigone. Cette dernière étant restée célèbre pour son refus d'obtempérer aux injonctions de son oncle Créon, devenu roi après la mort des deux fils d'Oedipe. (Je sais, ce rappel mythologique ultra rapide est sans doute assez indigeste fait à cette allure, mais c'est qu'il n'est pas essentiel pour comprendre la suite.)

Ce qui nous intéresse ici, c'est ce qu'il adviendra d'Oedipe, le roi aimé de Thèbes, puis le roi banni de Thèbes, lorsqu'informé de son double sacrilège (parricide et inceste) il décidera de se crever les deux yeux et d'aller par les routes, errant comme un mendiant aveugle.

C'est précisément ici que débute le roman d'Henry Bauchau, d'où son titre, on ne peut plus à propos. Oedipe ne veut rien ni personne pour l'accompagner, il veut errer, il désire mordre la poussière pour expier son crime, si tant est qu'une quelconque expiation soit possible.

Mais c'est mal connaître les principes et la ténacité de sa fille Antigone, qui se refusera à le laisser vaguer tout seul par les campagnes. C'est un voyage très symbolique auquel l'auteur nous convie. Il rallume, complète ou invente des légendes ou des personnages auxquels il donne corps et psychologie.

Au travers de certaines digressions, notamment autour de l'histoire personnelle de Clios ou du peuple des hautes collines, Henry Bauchau recrée tout un univers à l'antique, mais avec des problématiques bien actuelles. On n'est peut être pas si loin que cela d'un conte philosophique moderne à la Candide.

Il y a beaucoup de place pour l'interprétation, mais j'y vois pour ma part, avec mes yeux d'aveugle, une parabole sur le sens de nos existences. Nous sommes tous des Oedipe, frappés de cécité, errant au hasard parmi les vicissitudes de l'existence et de la destinée.

La gloire ? le pouvoir ? La renommée ? Fariboles ! Tout disparaîtra. le monde, la folie du monde, est symbolisée par la vague, la gigantesque vague qu'Oedipe, Clios et Antigone sculptent dans la falaise et surmontent d'un phare pour guider les âmes perdues. Cette vague de folie qui peut vous retourner à chaque instant, vous submerger, vous anéantir même si vous êtes attentif.

Dans cette sculpture, le pilote est aveugle et ne peut compter que sur les bras vigoureux des rameurs pour sortir de la tourmente mais sur ses lèvres, presque imperceptible, l'amorce d'un sourire, un reste de confiance, une pincée d'espoir... Cela ne vous rappelle pas un certain : " Il faut cultiver son jardin " ? Des choses simples, la saine fatigue du labeur honnête, les relations vraies, le respect, l'art, l'amour et la conscience qu'on n'est qu'un mortel.

Voilà ce à quoi Oedipe aspire, un Oedipe auquel Henry Bauchau donne parfois des faux airs de Gilgamesh. Un géant qui a tout perdu de son pouvoir et de sa superbe et pourtant qui est heureux. Il donne et il reçoit et il cherche sa voie en donnant de la voix, chantant à qui veut l'entendre, la philosophie issue de sa vie. Les gens s'amendent à son contact tout comme lui s'améliore au leur, c'est un échange, c'est la vie.

C'est la vie telle que nous la chante l'aède Henry Bauchau dans une langue française irréprochable, volontairement sobre, très sobre, extraordinairement sobre, presque privée d'adjectifs, presque privée d'emphase ou de figures de style pimpantes. Cela confine parfois à la poésie extrême-orientale des haïkus, mais juste par instants, par touches très fines et subtiles. Il est à l'écriture ce que Miles Davis était à la trompette : un virtuose puriste.

Certes, on n'est pas obligé d'aimer Miles Davis, tout comme j'ai un amour mesuré pour l'écriture de Bauchau, mais force est de constater que dans son style, c'est bien fait et c'est beau. Ce qui me dérange, personnellement, c'est justement le côté impersonnel, désincarné, froid.

Ça manque de peps à mon goût, d'adrénaline, de saines chaleurs et d'arc-en-ciel. C'est un marbre et j'aime le feu, d'où mes trois étoiles seulement, mais il ne me viendrait pas à l'idée d'amoindrir cette prose que je trouve de qualité. C'est juste que je ne m'y reconnais pas vraiment.

Un autre pan intéressant de la narration est l'intensité, l'épaisseur et l'évolution des relations qui unissent les trois personnages centraux de l'histoire : Oedipe, Antigone et Clios. Mélange de respect filial et d'amours inavouées entrelacés et interconnectés qui ne cessent d'évoluer et de fluctuer par vague en fonction des marées et des tempêtes éventuelles.

En somme, des remparts de Thèbes jusqu'à Colone, sur les traces de Sophocle et de quelques autres, je vous invite à allez rejoindre Henry Bauchau si le coeur vous en dit, à cheminer à l'aveugle sur ces sentiers poussiéreux et inondés de soleil d'une Grèce évaporée depuis des siècles. Et n'oubliez pas que ce que j'exprime ici bas n'est qu'un misérable avis, c'est-à-dire, bien peu de chose.
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