Citations sur Les Paradis artificiels (91)
Le Palimpseste
Qu’est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? Mon cerveau est un palimpseste et le vôtre aussi, lecteur. Des couches innombrables d’idées, d’images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n’a péri. » Toutefois, entre le palimpseste qui porte, superposées l’une sur l’autre, une tragédie grecque, une légende monacale et une histoire de chevalerie, et le palimpseste divin créé par Dieu, qui est notre incommensurable mémoire, se présente cette différence, que dans le premier il y a comme un chaos fantastique, grotesque, une collision entre des éléments hétérogènes ; tandis que dans le second la fatalité du tempérament met forcément une harmonie parmi les éléments les plus disparates. Quelque incohérente que soit une existence, l’unité humaine n’en est pas troublée. Tous les échos de la mémoire, si on pouvait les réveiller simultanément, formeraient un concert, agréable ou douloureux, mais logique et sans dissonances.
C’est en effet à une période de l’ivresse que se manifeste une finesse nouvelle, une acuité supérieure dans tous les sens. L’odorat, la vue, l’ouïe, le toucher participent également à ce progrès. Les yeux visent l’infini. L’oreille perçoit des sons presque insaisissables au milieu du plus vaste tumulte. C’est alors que commencent les hallucinations. Les objets extérieurs prennent lentement, successivement, des apparences singulières ; ils se déforment et se transforment. Puis, arrivent les équivoques, les méprises et les transpositions d’idées. Les sons se revêtent de couleurs, et les couleurs contiennent une musique. Cela, dira-t-on, n’a rien que de fort naturel, et tout cerveau poétique, dans son état sain et normal, conçoit facilement ces analogies. Mais j’ai déjà averti le lecteur qu’il n’y avait rien de positivement surnaturel dans l’ivresse du haschisch ; seulement, ces analogies revêtent alors une vivacité inaccoutumée ; elles pénètrent, elles envahissent, elles accablent l’esprit de leur caractère despotique. Les notes musicales deviennent des nombres, et si votre esprit est doué de quelque aptitude mathématique, la mélodie, l’harmonie écoutée, tout en gardant son caractère voluptueux et sensuel, se transforment en une vaste opération arithmétique, où les nombres engendrent les nombres, et dont vous suivez les phases et la génération avec une facilité inexplicable et une agilité égale à celle de l’exécutant.
Le théâtre de Séraphin
La grammaire, l’aride grammaire elle-même, devient quelque chose comme une sorcellerie évocatoire ; les mots ressuscitent revêtus de chair et d’os, le substantif, dans sa majesté substantielle, l’adjectif, vêtement transparent qui l’habille et le colore comme un glacis, et le verbe, ange du mouvement, qui donne le branle à la phrase.
Ceux qui savent s’observer eux-mêmes et qui gardent la mémoire de leurs impressions, ceux-là qui ont su, comme Hoffmann, construire leur baromètre spirituel, ont eu parfois à noter, dans l’observatoire de leur pensée, de belles saisons, d’heureuses journées, de délicieuses minutes. Il est des jours où l’homme s’éveille avec un génie jeune et vigoureux. Ses paupières à peine déchargées du sommeil qui les scellait, le monde extérieur s’offre à lui avec un relief puissant, une netteté de con-tours, une richesse de couleurs admirables. Le monde moral ouvre ses vastes perspectives, pleines de clartés nouvelles.
Ce seigneur visible de la nature visible (je parle de l'homme) a donc voulu créer le paradis par la pharmacie, par les boissons fermentées, semblable à un maniaque qui remplacerait des meubles solides et des jardins véritables par des décors peints sur toile et montés sur châssis. C'est dans cette dépravation du sens de l'infini que gît selon moi, la raison de tous les excès coupables, depuis l'ivresse solitaire et concentrée du littérateur, qui, obligé de chercher dans l'opium un soulagement à une douleur physique, et ayant ainsi découvert une source de jouissances morbides, en a fait peu à peu son unique hygiène et comme le soleil de sa vie spirituelle, jusqu'à l'ivrognerie la plus répugnante des faubourgs, qui, le cerveau plein de flamme et de gloire, se roule ridiculement dans les ordures de la route.
Je tomberai au fond de ta poitrine comme une ambroisie végétale. Je serai le grain qui fertilise le sillon douloureusement creusé. Notre intime réunion créera la poésie. A nous deux, nous ferons un Dieu, et nous voltigerons vers l’infini, comme les oiseaux, les papillons, les fils de la Vierge, les parfums et toutes les choses ailées. p.82
L'homme qui, s'étant livré longtemps à l'opium ou au hachisch, a pu trouver, affaibli comme il l'était par l'habitude de son servage, l'énergie nécessaire pour se délivrer, m'apparaît comme un prisonnier évadé.
Le culte, l'adoration, la prière, les rêves de bonheur se projettent et s'élancent avec l'énergie ambitieuse et l'éclat d'un feu d'artifice ; comme la poudre et les matières colorantes du feu, ils éblouissent et s'évanouissent dans les ténèbres.
La femme est l'être qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves.
N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à long traits le vin du souvenir?