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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Le Marchand de Venise, hein ! Voilà une pièce, monsieur ! le génie ! Merveilleux, monsieur, c'est merveilleux ! Prenez tous les personnages, et où trouvez-vous quelque chose de semblable ? Prenez Antonio, prenez Sherlock, prenez Saloonio...
- Saloonio, colonel ? Ne feriez-vous pas erreur ?"
(S. Leacock, "Saloonio : une étude de critique shakespearienne")

L'histoire humoristique de Stephen Leacock parle de l'astucieuse tactique du colonel Hogshead, qui veut éblouir un ami par sa connaissance de Shakespeare. Plutôt qu'accepter qu'il se trompe, il va établir une vision radicalement novatrice de l'ensemble des pièces du célèbre dramaturge, à travers le métaphysique personnage de son invention, l'insaisissable Saloonio. C'est évidemment très drôle...
Le bon colonel n'a probablement jamais lu "Le Marchand de Venise". Il est tout aussi possible qu'il ait complètement oublié, ou qu'il en ait seulement entendu parler par un tiers.
Sans peur et sans reproche, Pierre Bayard examine toutes ces situations, en se posant la question si on peut vraiment parler des livres que l'on n'a pas lus, comment s'y prendre, et surtout à quoi bon.

Le titre délibérément provocateur est déjà susceptible de déstabiliser le lecteur potentiel : soit il va se jeter dessus en espérant un poilant canular, soit il se sentira vexé par son impertinence. Dans les deux cas, c'est un bon coup de marketing. Si Bayard a vraiment conçu son livre comme une vaste blague, mea culpa, je n'ai rien compris, car je n'ai pas ri beaucoup. S'il l'a écrit dans le but de susciter une polémique, alors c'est une réussite. Une déclaration d'amour à la littérature présentée comme une apologie de la non-lecture : un paradoxe dont on s'arracherait les cheveux ! En tout cas, j'ai bien lu "Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?" et je cherche en vain comment en parler, ou même à savoir ce que j'en pense vraiment.

Pour commencer, j'ai bien apprécié la première partie.
Elle parle des problèmes de mémoire de Michel de Montaigne, des "hommages" de Paul Valéry à Anatole France (qu'il n'a pas lu), du "bibliothécaire idéal" de Robert Musil qui n'a jamais lu un seul livre de l'immense bibliothèque impériale de la Cacanie... et des nombreux autres exemples de la savante non-lecture.
La question si "le livre que l'on a lu et dont on a oublié le contenu, ou pire, on a oublié qu'on l'a déjà lu" peut encore être considéré comme un "livre lu" vaut largement la réflexion à plusieurs autour d'une bouteille de prune à 65°. Et comment ne pas être d'accord avec l'évocation de l'importance de l'"aperçu général", qui englobe forcément les ouvrages importants que l'on n'a pas lu et que l'on ne lira probablement jamais ? Bayard encourage son lecteur à se déplacer dans le panthéon littéraire selon ses envies et sans culpabiliser, glaner des informations et créer des liens, et à réfléchir sur de nombreuses possibilités dans la perception de nos lectures, ce qui est une bonne chose. Ceci dit, il ne découvre pas l'Amérique en nous révélant qu'il est impossible de lire tous les livres du monde, ni de se souvenir de tout ce qu'on a lu.
Etrangement, le plus grand attrait de ce chapitre sont les extraits des romans qui parlent de la non-lecture. Ils font sourire, interpellent, donnent véritablement envie de lire Musil, Eco, Greene ou Siniac, et par ce fait contredisent l'idée même de l'essai de Bayard.

C'est ici que les choses se corsent.
Oui, on peut en effet très bien parler des livres qu'on n'a pas lus. C'est d'ailleurs souvent le cas, et vu le nombre décourageant de titres qui se présentent à nous, on ne peut pas faire autrement. Si on prend "Ulysse" de Joyce, que Bayard appelle au secours pour soutenir sa théorie, on sait que peu de lecteurs ont réussi à le lire jusqu'au bout, et pourtant on ne peut pas nier son importance dans l'histoire littéraire. Certes, mais il me vient une hypothèse (sans doute complètement saugrenue) que la non-lecture avertie d'"Ulysse" (ou de n'importe quel autre livre) n'est possible que grâce aux lectures pertinentes des autres qui la précédent. Ces lecteurs mis au bûcher, la communauté des non-lecteurs érudits périra avec eux, dans les flammes de leur propre ignorance.
Les citations De Wilde amusent beaucoup ("Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer !"), mais je ne suis pas convaincue qu'avec leur deuxième degré, elles suffisent pour soutenir les bases de ce qui va suivre.

La deuxième partie de l'essai décrit toutes sortes de situations qu'un hardi non-lecteur peut rencontrer en société. Rencontre d'un professeur avec un étudiant, rencontre avec un auteur, ou avec un être aimé. Dans ces cas, selon Bayard, rien de plus charmant que de commencer à inventer ses "propres" livres. Ses recommandations m'ont fait fortement penser au proverbe tchèque "la tête effrontée apporte plus qu'un riche domaine". N'ayez pas peur d'exprimer ce qui vous passe par la tête ; on ne sait jamais si par hasard vos observations ne seront pas justes.
L'auteur découvre une autre Amérique en rappelant que chaque interprétation d'une oeuvre littéraire reste subjective, et chacun peut y voir autre chose :
"Le titre de l'oeuvre, sa place dans la bibliothèque collective, la personnalité de celui ou celle qui l'évoque, l'atmosphère qui s'instaure alors dans l'échange oral ou écrit, sont, parmi beaucoup d'autres possibles, ces prétextes dont parle Wilde, permettant de parler de soi-même sans trop s'attarder sur l'oeuvre".
Rien de plus simple que d'en déduire que personne ne sera plus en position de nous reprendre sur un discours le plus idiot qu'il soit.

Ceux qui pensent que la gradation de la théorie a atteint ici son climax se trompent. L'auteur n'a pas peur d'aller encore plus loin, en qualifiant les hâbleries de ce genre de louable "acte créatif" (par opposition à la lecture passive), qui propulse la critique littéraire dans les sphères d'un art autonome, en la "libérant" de sa secondaire et dégradante fonction de commenter un livre lu.
Je ne sais pas, les amis... il ne vous est jamais arrivé de changer d'opinion sur un livre après l'avoir lu ? Ou d'être énervé par l'insupportable jargon universellement omniscient des journalistes qui n'ont (probablement) pas eu envie de lire l'ouvrage qu'ils doivent critiquer ?

"Comment parler des livres que l'on n'a pas lus" complète parfaitement l'image de l'époque où il est important de parler, peu importe le sujet, qui se transforme idéalement en évocation de "moi-même". Il sera apprécié par ceux qui se sentent, pour des raisons différentes, gênés pour s'exprimer sur les sujets dont ils ne savent rien, qu'ils ne comprennent pas, mais ont tout de même envie d'apporter un peu de leur farine au moulin.
Instruisons-nous chez les autres lecteurs, n'ayons pas peur d'avouer qu'on n'a pas lu tel ou tel fameux classique (ce qui n'empêche pas d'en parler, évidemment), mais pas au détriment de la lecture ! Même nos avis les plus subjectifs doivent être basés sur quelque chose de concret, sans parler de l'irremplaçable richesse cachée dans un bon roman. Il se pourrait aussi que dans ce roman - écrit par quelqu'un d'autre - vous ferez tellement de découvertes surprenantes sur "vous-même" que vous n'aurez plus du tout envie d'en parler, ou alors bien autrement que prévu.
Le paradoxal essai de Pierre Bayard m'a autant plu que déplu, je vais donc trancher par les philosophiques 3/5, tout en me demandant si ce billet serait encore plus long s'il était basé sur la non-lecture du présent ouvrage.
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