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Critique de Woland


Suivi de : "Molloy, Un Evénement Littéraire : Une Oeuvre" de Jean-Jacques Mayoux

ISBN : 9782707306289


On ne lit pasSamuel Beckett : on s'assure simplement que toutes ses boucles et courroies de sécurité sont bien attachées et on saute. Non dans le Vide, ce serait trop simple, mais dans un univers qui tend au Vide ultime - au Néant. Rien n'y est stable, tout s'y désagrège de minute en minute, voire de seconde en seconde, et l'on se demande, ahuri, si, tous comptes faits, on n'est pas tombé dans le rêve quelque peu minéral d'un dément absolu.

Tel est "Molloy" dont on s'étonne, après l'avoir lu, qu'il ne soit pas réduit à une simple initale, ce "M" qui se retrouve également chez ce (pseudo ?) alter ego qu'est Jacques Moran, l'improbable "détective" de la seconde partie du livre. Molloy, personnage essentiel qui, pourtant, n'apporte aucune réponse aux mille questions que se pose le lecteur. Molloy, en qui il ne faut pas avoir beaucoup pratiqué Freud pour discerner l'un de ces Fils Impuissants - et torturés - pour lesquels la Mère, si honnie qu'elle soit, est et restera tout. Molloy, dont chaque acte, chaque pensée n'ont qu'un but : revenir auprès de la Mère, la retrouver, s'affaler auprès d'elle et puis, sans doute, plonger dans un néant douillet, version encore améliorée, en tous cas c'est ce qu'il pense, de la vie utérine du foetus originel. Molloy, "à la mauvaise jambe", puis aux deux jambes raides, qui trouve le moyen de rouler à bicyclette avant de clopiner sur des béquilles auxquelles il finira par préférer la volupté sans pareille de la reptation. Molloy, qui rampe, qui rampe. Vers Maman.

La première partie du livre est carrément hallucinée. le lecteur doit renoncer à la logique du quotidien, de ce que nous appelons "la norme." Au réalisme tangible qui nous préserve à l'intérieur d'une matérialité que, pour une fois, nous trouvons miséricordieuse, Beckett oppose le souffle froid et insane d'une dimension parallèle, dans laquelle Molloy vit - si on peut appeler ça vivre - et surtout se dissout lentement. le texte est beau pourtant - il faut s'incliner devant cette maîtrise incontestable d'une langue qui, au départ, n'était pas celle de l'auteur. Mais peu de livres - dans l'immédiat, il ne me revient que le "Voyage ..." de Céline, c'est tout dire - peuvent se targuer d'exprimer une haine aussi farouche, aussi déterminée, aussi universelle. Encore Céline accepte-t-il le corps à corps avec un univers qu'il exècre et maintient-il à l'horizon comme une lueur d'espoir. Beckett, lui, est la haine incarnée s'abattant sur la religion, le puritanisme, l'éducation et, bien sûr, les parents car, si la Mère semble avoir le premier rôle dans l'affaire, on peut dire que Moran, dans la seconde partie du livre, prend une ampleur de plus en plus malsaine dans son rôle de "Père" d'un enfant qui finit par l'abandonner. Tout cela, pour l'Irlandais, n'est qu'un vaste cauchemar dont, malheureusement, ses personnages ne paraissent pas vouloir s'éveiller. Pis : savent-ils seulement qu'ils pourraient s'en éveiller ? Il serait trop facile d'écrire que, dans le monde de Beckett, il n'y a que du désespoir. le désespoir suppose l'espoir et c'est un mot qu'ignorent visiblement ses personnages. D'où probablement l'exceptionnelle puissance - et l'exceptionnelle horreur - de l'univers qu'il a créé tant par ses pièces que par ses romans.

Pourtant, pourtant ... et si Beckett nous menait en bateau ? Ou plutôt si tout cela n'était qu'une tentative d'exorcisme ? Si Beckett n'affirmait si haut sa certitude du Néant qui nous attend tous que pour mieux couvrir le plus secret, le plus ténu des espoirs ? Si virulent qu'il se montre dans des pièces comme "En Attendant Godot" ou, mieux encore, "Le Dépeupleur", il est impossible que l'Irlandais ait pu échapper au mysticisme celte de ses origines. La deuxième partie de Molloy fait d'ailleurs apparaître un Youdi omniprésent - et semble-t-il omniscient - "patron" invisible de Moran qui lui envoie un "messager" nommé ... Gaber. Chez Beckett, on découvre vite l'amour du jeu de mots - avec les mots, à l'intérieur même des mots. Les noms, d'ailleurs anglais, qu'il donne aux villes dans "Molloy", vont de pair avec ce tic stercoraire qui lui fait détailler, en certaines pages, des fonctions naturelles sur lesquelles, en général, on ne s'éternise guère. Alors, fatalement, on est tenté d'assimiler "Youdi" au "Yahveh" hébraïque et "Gaber" à l'archange Gabriel qui, de fait, sert de messager à l'Eternel.

Or, pour les amoureux des mots, en dire un, à plus forte raison l'écrire, c'est lui donner vie. Et l'on sait toute la puissance que l'exorcisme chrétien, tout comme sa forme laïque, la psychanalyse freudienne, reconnaissent à la Parole. Au commencement d'ailleurs était le Verbe ...

Ces quelques réflexions, "brutes de décoffrage" comme on dit, révèlent, je l'espère, l'effet déroutant qu'a eu pour moi cette lecture de "Molloy." Par nature, je ne puis souscrire à la démarche des personnages de Beckett, cette dégringolade acharnée vers la lie et même au-dessous de la lie - vers un Néant dont on n'est pas sûr, d'ailleurs, qu'il ne soit pas une forme de l'Enfer religieux. C'est une décomposition lente et déterminée, un film gore défilant image par image et en gros plan avant même l'invention du film gore. Venu de rien - ou de pas grand chose - l'Homme retourne au Rien originel et, pour ce faire, se frappe, s'auto-mutile, se roule dans la fange la plus infâme, qui pis est, semble-t-il, avec une sournoise délectation. Circulez, y a plus rien à voir ! (Jamais il n'y a eu quoi que ce soit.) Mais cette idée, que certains défendront avec éclat, ne bloque-t-elle pas la Réflexion ? N'empêche-t-elle pas de se poser d'autres questions, bien plus passionnantes - bien plus inquiétantes ? Chez Beckett, on détruit pour détruire le peu qu'on a réussi à bâtir, par peur, dirait-on, d'aller plus loin dans la construction. C'est là une attitude de fou - ou de lâche.

Ce qui ne m'empêchera pas de poursuivre ma lecture de la "trilogie" beckettienne. Un de ces jours, promis, je m'attaque à "Malone meurt" et je reviens vous en parler. ;o)
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