Comment l'expliquer ? Que l'opérateur Eric a pété les plombs, usurpateur d'un faux prénom, tributaire de conversations enchaînées à la suite comme autant de mirages auditifs, spectateur d'écrans virtuels qui s'effacent au fur et à mesure sans possibilité de les retenir, tout un monde faux, approximatif, apocryphe. Que toute cette dissimulation, hypocrisie, duplicité est provoquée par ces séries de dialogues improbables et normés, soumis à l'aléatoire d'un logiciel qui décide pour vous des mots à dire. Est ainsi tronquée la perception d'une vraie vie. Un peu comme si la boulangère tendait un hologramme de baguette à une voix synthétique dans une boutique qui n'existerait pas. Et que cela finit par vous taper sur le système à force de pas d'existence tangible, palpable, concrète, physique, matérielle, authentique, véritable, sûre, sincère, loyale, fidèle, convenable, apparente et manifeste. Dire tous ces adjectifs fait du bien.
« Un employé heureux est plus performant, un salarié malheureux ne crée pas de valeur : phrases réelles, publiées lors des tristes événements, autant de preuves d’un totalitarisme entièrement dévoué au profit, corps et âme. »
Dans la capitale, les touristes viennent goûter le charme français, la douceur de vivre à la terrasse des cafés. Nous sommes transparents comme l’eau claire, clame la direction, et ce « nous » collectif se perd dans la léthargie de l’été. Pourtant, en juillet, à Marseille, dans la même torpeur estivale, avec la mer scintillante des calanques, le ciel d’airain comme un couvercle brûlant, tout cela n’avait pas suffi à taire le drame qui s’était déroulé et les mots implacables de celui qui avait affirmé : Je me suicide à cause de mon travail. A cause de. Origine, fondement, raison, motif.
Retour brutal aux mots sauvages.
L'invisible, ce sont aussi les voix, les bribes des conversations, les phrases répétitives des scripts chopés au hasard : Vous souhaitez modifier votre abonnement, c'est bien cela ? Avez-vous d'autres questions ? Je vous souhaite une excellente fin de journée. Phrases pensées par d'autres, récitées par les collègues machinalement, la bouche comme un outil en suspension devant le micro, le souffle tranquille des mots appris, évidents, logiques, susurrés pour ne jamais déplaire.