Téléréalité

Il compris qu'il n'avait rien inventé, que tout cela existait depuis toujours, et avait simplement manqué un peu de publicité _ La décadence n'avait jamais été une période de l'histoire, mais un type de spectacle.

Il avait basculé du côté des puissants, du côté de ceux qu'on n'aime pas mais qu'on avait appris à craindre, et qui avait appris à savourer les flatteries hypocrites qu'on lui adressait moins comme des signes de respect que comme des signes de déférence.

Il existe un mystérieux point de bascule où le public se met à le haïr, car il a perdu son aura d'anonyme.

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Même nos clivages politique recouvrement largement la façon donc les chaînes se répartissent le public: la droite regarde TF1, la gauche le service public, les ruraux regardent France 3, les habitant de la grandes couronnes regardent M6 la petite regarde Canal, les centre villes Arte.

- S'il vous plaît, s'il vous plaît! Nous préparons le lancement de Big Brother, pas celui de Questions pour un champion.
- Le principe est un peu le même, non? dit l'Imam
- Sauf qu'ici, dit le psychologue en souriant, c'est le plus bête qui gagne.

Tu connais la différence entre le cinéma et la télévision?
Au cinéma ce sont des célébrités qui jouent les anonymes, à la télé, ce sont des anonymes qui deviennent des célébrités.
Ca me fait penser à un autre paradoxe qu'on rencontre dans les jeux [...]: plus un candidat gagne, plus il revient, plus le public l'adule. Mais il existe un mystérieux point de bascule, où le public se met à le haïr, car il a perdu son aura anonyme. Il faudrait réussir à conserver le plus longtemps possible la fraîcheur de l'anonymat. Inventer des stars dont le métier serait d'être anonyme...

Secret story avait spectaculairement pris le relais de la star académie déclinante : ce serait le meilleur jeu de société auquel la France aurait jamais joué. L'émission connaîtrait un succès immense, le dernier de cette échelle pour une émission de téléréalité. En forçant les téléspectateurs à spéculer non plus seulement sur celui qui allait sortir, mais aussi sur les secrets de ceux qui allaient rester, le concept devait ainsi particulièrement bien s'épanouir sur les réseaux sociaux, bouleversement majeur de l'économie de l'attention, qui allait reléguer la télévision de premier à écran à second, et transformer l'expérience familiale en rituel sans véritable centre, sinon algorithmique.

Il se dit que cette histoire de responsabilité relevait seulement d'un choix : on pouvait se suspendre en entier à soi-même, se croire acteur de sa vie, tour prendre comme une compétition, ou tout au contraire disparaître dans le décor, dans une sorte de dimension charnelle collective, sans s'y perdre jamais. Les lofteurs avaient sans cesse hésité entre ces deux possibilités-étaient sans cesse passés de la décadence à la société primitive, s'étaient sans cesse incarnés et désincarnés, comme si au fond ils n'avaient pu jouer avec leur âme.

Ils sont dangereusement heureux. Tout cet amour qu'ils reçoivent, c'est rien, encore, par rapport à l'amour qu'ils ont pour eux mêmes. Au bout d'un moment ils se trouvent géniaux même quand ils commandent au resto ou qu'ils donnent une adresse au taxi. Et ça c'est la 1ère étape. Après vient le moment où ils refusent de parler au taxi, où ils leur faut un assistant pour ça. Et puis un chauffeur. A ce stade c'est irréversible. Faire des crises, c'est leur façon à eux de demeurer humains, d'avoir encore des interlocuteurs, de ne pas se prendre pour dieu. Le niveau de notoriété des stars de la télé aujourd'hui, personne, a aucun moment de l'histoire, personne ne l'a jamais eu-et pourtant je suis certaine, parfois, que cela préfigure aussi pour eux l'enfer.

C'était comme s'il avait vaincu une à une toutes les créatures du monde de la télé, comme s'il s'était accroché à ce qu'elles avaient d'incomplet pour se hisser jusqu'à ce trône. Et l'image qu'il se fit de sa vie ressembla à ce jeu de société de son enfance qui consistait à déplacer des pions entre des roues dotées d'encoches. (p. 221)