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EAN : 9782072771798
496 pages
Gallimard (22/08/2019)
2.98/5   67 notes
Résumé :
L'Europe est un continent disparu, le rêve d’un autre temps, le rêve d’un autre monde. Anomalie géographique perdue dans la grande mer gelée des Alpes, la principauté fantastique du Karst semble scellée pour toujours, et avec elle la mémoire des anciens empires. Mais depuis New York, où s’est réfugiée une diaspora karste, plusieurs personnages ambigus tentent d’en restaurer la splendeur.
Une banquière ambitieuse, un écrivain maudit et un philosophe enquêtent... >Voir plus
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Critique écrite avant le déclenchement des opérations militaires en Ukraine.

L'Europe est-elle un continent mort ? La question peut paraître brutale, et même paradoxale, puisque l'Europe, comme un exemple presque isolé dans le monde, connaît une paix durable et une stabilité économique remarquable dans le monde depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. La paix, comme synonyme de mort tandis que la guerre, pourvoyeuse de mort, comme synonyme de vitalité, planent au-dessus de l'Europe comme des divinités. le quatrième roman d'Aurélien Bellanger prend ainsi pour thème de son exploration des mythologies contemporaines la construction européenne en tant que projet politique inédit et hybride. On retrouve la structure narrative habituelle des précédents romans, à savoir une construction à travers la mise en parallèle de deux histoires a priori distinctes, qui finissent par sa rejoindre dans un épilogue aux allures de cataclysme où la résolution passe par un épisode de violence physique, d'origine humaine ou naturelle. Comme pour les autres romans, également - on se souvient du Prince dans le Grand Paris, ou de Pascal Ertanger dans La théorie de l'information -, Aurélien Bellanger appuie sa narration sur des figures existantes ou qui, du moins, rappellent largement de véritables individus : ainsi un mélange de Limonov et d'Alain Soral pour le romancier karste Griff, et évidemment Bernard-Henri Lévy pour Quentin-Patrick Stern, le philosophe libéral et milliardaire. Et, comme pour ses autres romans, Aurélien Bellanger aime à nourrir - voire à gaver - ses pages de développements philosophiques, scientifiques ou techniques extrêmement pointus - ici, ce sont les mathématiques et la philosophie qui ont voix au(x) chapitre(s) - qui densifient considérablement le propos, le légitiment et l'intellectualisent, mais le complexifient aussi terriblement.

Le roman suit, tour à tour, les parcours de plusieurs personnages dont chacun dit quelque chose de l'Europe. Flavio est un jeune garçon qui vit près de Dourdan et qui pense être le fils d'une famille princière d'Europe ; Ida dirige l'une des plus grandes banques de Wall Street, la Venezia, dont les origines historiques remontent à la Venise médiévale des expéditions de Marco Polo et de Christophe Colomb. Ida, issue d'une grande lignée d'industriels, fait le rêve d'une indépendance pour sa principauté, le Karst, après en avoir rencontré et épousé le prince héritier, Jan. Autour de ce couple éminemment politique gravitent plusieurs personnages, qui s'opposent entre eux. D'abord, Quentin-Patrick Stern, philosophe mondain, milliardaire, libéral, habitué des plateaux médiatiques autant que des théâtres se guerre et qui a l'oreille des poètes et littérateurs autant que des hommes politiques. Son grand rival est Griff, dont la stature d'écrivain national du Karst lui sera conféré par le succès de son roman le nombre de Gorinski, qui devient par la suite le champion de l'Europe des nationalistes et identitaires. du côté de ses ascendants, Ida a partie liée avec la famille Spitz, grande pourvoyeuse d'emplois au Karst grâce à leur société industrielle éponyme spécialisée dans la mécanique de précision, de l'horlogerie aux super calculateurs. Ces personnages traversent quasi trente ans d'histoire européenne, depuis le mitan des années 1980 jusqu'à 2015, en passant évidemment par le traité de Maastricht et la constitution européenne de 2005, et bien évidemment par la guerre en Yougoslavie en 1992-1995.

L'Europe comme sujet d'un roman, les enjeux de la construction européenne comme problématiques et une question centrale qui déstabilise autant le lecteur que cette mythologie contemporaine : qu'est-ce que l'Europe ? L'Europe est une anomalie. Une anomalie géographique, d'abord, comme le rappellent les nombreux appendices du Nombre de Gorinski, écrit par Griff et qui est un énorme succès de librairie au niveau mondial. L'Europe est une péninsule de l'Asie, pleine de côtes déchiquetées, d'abers et de caps. Son tracé fractal possède une poésie esthétique, absente des côtes régulières du triangle indien, du rectangle arabique ou du demi-cercle chinois. Une anomalie historique, évidemment, puisque ce continent qui, selon toute logique, n'aurait dû être que la marge d'un empire plus large, contient autant de pays et de langues que n'importe quel autre continent. Une anomalie politique, enfin, que ce continent plein d'États-nations, tous jaloux les uns des autres, et qui prend le chemin d'une construction politique dont nul ne connaît le nom. L'ultime anomalie, sans doute, réside dans l'existence des principautés - Saint-Marin, le Liechtenstein, Andorre, Monaco ... -, ces micro-États interdits d'adhérer à la construction européenne mais qui apparaissent comme les preuves vivantes des errements et d'une certaine absurdité de l'histoire européenne. le Karst, créé par Aurélien Bellanger, s'inscrit donc dans une double tradition. D'une part, ce micro-Etat, que l'auteur place entre l'Autriche et la Slovénie, anciennement république de Yougoslavie, possède un secteur militaro-industriel phare avec l'entreprise Spitz et est promu comme une Suisse des Balkans, avec le Forum mathématico-économique mis en place par Jan et Ida. D'autre part, le Karst entre également dans une tradition littéraire, celle de la romance ruritanienne, et entre dans le Panthéon des Etats européens fictifs comme la Ruritanie ou la Syldavie. L'Europe est aussi un paradoxe. D'abord, il faut penser que ce continent, le plus petit, et encore, si on peut le considérer géographiquement comme un continent, ce qui n'a rien d'évident, a réussi à dominer le monde, notamment à travers les empires coloniaux. Héritière de cette histoire, l'Europe contemporaine se trouve ainsi coincée entre l'Amérique - et notamment les États-Unis -, sa créature devenue toute-puissante, et sa frontière orientale, symbolisée par la Russie, qui à la fois contient et symbolise la menace : après les Huns, Gengis Khan et Tamerlan, la Russie poutinienne fait planer son ombre sur la péninsule européenne. Dans le jeu géopolitique mondial, l'Europe apparaît également comme un paradoxe par le fait qu'elle est un agglomérat de nations. Si la construction européenne apparaît comme la chance de recréer un empire à l'échelle du continent, elle rencontre de vives résistances, comme le montre le personnage de Griff, symbole d'une Europe nationaliste.

Malgré cela, malgré les anomalies et les paradoxes, l'Europe serait le lieu de la liberté et de la vérité, que permettent toutes entières l'intuitionnisme. Cette théorie mathématique est avancée d'abord par Gorinski, vu dans le roman comme le génie mathématique karste. le père d'Ida, Joachim Spitz, en donna une matérialité remarquable - aux applications, hélas, parfois fort inhumaines - et développa sa propre réflexion dans des carnets dont la recherche constitue l'une des sous intrigues du roman (carnets finalement retrouvés par Flavio et publiés sous le nom de Fragments du gouffre). L'intuitionnisme avance que les objets mathématiques n'existent pas avant leur démonstration, et fait des mathématiques une construction intellectuelle purement humaine, avec sa propre logique et sa propre esthétique. Toute vérité doit pouvoir être ressentie, éprouvée, et non devinée ou soupçonnée, comme si elle était lointaine. Ainsi la vérité est-elle celle du temps présent, celle de l'état actuel du monde. Cette théorie libère l'homme d'une vérité universelle, quasi divine, qui dépasse l'homme et ses limites spatiales, temporelles et mentales. L'intuitionnisme ouvre la porte à un libre-arbitre absolu de l'homme, qui devient le souverain créateur de toute chose. L'intuitionnisme serait alors la théorie mathématique et philosophique européenne par excellence, proclamant la victoire totale de l'homme sur Dieu, et l'inutilité de celui-ci, et consacrant les mathématiques comme langage universel et le plus porteur de vérité pour l'Europe.

L'Europe démontre ainsi une vitalité extraordinaire, qui met en échec les prévisions pessimistes d'intellectuels américains qui, à l'image de Francis Fukuyama, prédisait au "continent de la douceur" la "fin de l'Histoire". La douceur comme absence de conflit, comme incapacité à supporter toute nouvelle guerre ; et pourtant, le conflit aux Balkans, entre 1992 et 1995, a prouvé très tôt l'incongruité de cette thèse. Car l'Europe, dit Quentin-Patrick Stern, ne peut se résumer à des traités de papier, qu'ils soient ceux de Westphalie ou de Maastricht. Elle est Europe car elle est une âme, ou pour le dire en des termes plus contemporains, elle est une civilisation, avec ses lieux sacrés, possiblement abandonnés des dieux pour lesquels ils ont été construits - dieux païens des antiquités grecques et romaines dans les temples doriques ou corinthiens, Dieu chrétien dans les églises et chapelles, et même les dieux celtes et germaniques dans les forêts druidiques - qui contiennent toujours le ferment de son âme. Pour autant, y a-t-il une âme européenne, ou bien l'Europe est-elle le creuset d'autres âmes, nationales, elles, allemande, portugaise, serbe, hongroise, et pourquoi pas flamande, catalane, padane ? La tension entre ces deux Europe - l'une, transnationale et l'autre, des nations - monte peu à peu : c'est l'opposition de Séguin en 1992, c'est la victoire du non en 2005, c'est enfin Griff et ses sbires, tronçonneuses en main, qui investissent les forêts et les chapelles, jusqu'à menacer la finance internationale et les meilleurs mathématiciens appliqués au Forum de Karstberg en 2015. Pourtant, nous prouvent Flavio et Olivier, le fils nationaliste de QPS, cette opposition ne suffit pas. Olivier, s'il représente bien cette mouvance identitaire (qui fait union, d'ailleurs, dans une sorte de paradoxe : une union des nationalistes, regroupés par l'amour de leur propre patrie, le rejet des autres, et la reconnaissance respectueuse pour chacun du droit d'aimer et de détester sur la seule base de la nationalité), se voit opposer Flavio, le fonctionnaire européen devenu le champion de la forêt hercynienne, immémorielle et, là encore paradoxalement, lieu des mémoires européennes.

D'autres paradoxes fleurissent encore dans le roman. L'Europe est un kaléidoscope, où chaque image se répercute sur un miroir voisin, ou peut-être est-elle une poupée gigogne, chacune de ses apparences en cachant une autre, plus petite et légèrement différente. A la croisée des idéologies, le continent européen voit s'affronter le libéralisme sauvage, la croyance en la libre circulation absolue, le culte des cultures nationales et séculaires, le désir de sécurité, la peur et l'attrait irrésistibles pour l'étranger, le grand tout et les petites choses, la démocratie idéale et le populisme ordinaire. QPS, en bon libéral, en citoyen du monde, en homme que la guerre effraie moins que les entartages publics, a horreur de l'idée de frontière, qui lui rappelle les limites que s'impose l'Europe. Il appelle de ses voeux une Europe sans frontière, plus unie, une Europe dont l'arme première serait l'économie et la seconde sa voix, politique et culturelle, et dont il serait, lui, le héraut, sans voir que cette Europe est pour le moment impossible. La preuve en est du destin de la Yougoslavie, partagée en plusieurs républiques hostiles les unes aux autres, et dont les marques de haine portent les noms funestes d'oustachis, de foibas, de Srebrenica ou de Jasenovac. Griff lui fait la leçon : lui a été un vrai Yougoslave, comme QPS aspire à être un vrai Européen - tel le professeur de Flavio qui aspire à l'être, avec un passeport européen plutôt que français - : sans nationalité, sans appartenance limitée, ami des Croates, des Serbes et des Bosniaques. Mais tout ceci a échoué. Griff ne croit plus à l'Europe unie, car il a vu, dans les caves, ou au milieu des décombres, le traitement que ses frères réservaient à d'autres de ses frères. Griff ne croit plus car il a accepté de plonger dans le coeur noir de cette idée. QPS croit encore, car tout en voyant les ruines et en entendant les balles siffler, il n'a pas vu les hommes.

Le continent de la douceur laisse une impression étrange. Est-ce un roman ? Est-ce un essai ? Tout comme l'Europe qu'il décrit, le roman est fait de ces paradoxes dont on aurait aimé que l'auteur tranche le noeud. de tous les romans d'Aurélien Bellanger, le continent de la douceur est peut-être celui où la narration est la mieux maîtrisée : en témoigne cette fin, crédible, dramatique sans être absurdement apocalyptique, mais où rien n'est totalement résolu. Il est vrai que l'Europe, ce grand projet politique dont nul ne connaît précisément le nom, n'est pas encore un chapitre clos de nos existences, au contraire du Minitel ou des grands projets autoroutiers. On ne fera pas le reproche de la documentation, de la solidité intellectuelle de l'oeuvre. Plutôt, c'est la dimension romanesque qui interroge. Les personnages sont avant tout des idées, des postures. Par exemple, Ida, clairement, symbolise la finance internationale qui s'impose au politique, qui fait le politique. Il est également étonnant que Flavio, censé être l'un des personnages principaux du roman, en disparaisse complètement pendant une longue partie. Ainsi le développement intellectuel prend le pas sur la narration ; en témoigne encore la quasi centaine de pages consacrée à l'intuitionnisme. Et si Bellanger manie avec brio l'art de la métaphore, c'est encore heureux, surtout pour un lecteur peu ou pas versé dans la philosophie ou les disputes mathématiques du début du vingtième siècle. Évidemment, le livre joue ici son rôle, d'ouvrir des portes et des mondes, des espaces de réflexion ; mais cela se fait, dans ce roman, au détriment de sa dimension romanesque, de son souffle. Et le lecteur, contemplant à la fin de sa lecture les innombrables pistes de réflexion ouvertes devant lui - se demande toujours : qu'est-ce que l'Europe ?
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Plusieurs personnages évoluent autour d'une petite principauté imaginaire de l'ex-Yougoslavie : un prince play-boy déchu puis réhabilité avec l'aide sa femme, une banquière avide, des rejetons oubliés dont l'auteur décrit l'enfance et l'adolescence (à partir de ses propres souvenirs), un faux intellectuel sosie d'un faux brillant réel et aussi entartré, une galaxie d'extrême-droite,...
Cet endroit étant le paradis des mathématiques et des objets de précision, un illustre et fantasque mathématicien en est un des protagonistes, quasiment chaque tête de chapitre présente un extrait de "son oeuvre".
Il s'agit d'un récit à tiroirs, d'une profonde érudition sur l'histoire de l'Europe contemporaine - le vrai sujet du roman en réalité - , mais auquel j'ai trouvé plusieurs longueurs. Trop alambiqué pour moi !
La fin seulement comporte une action spectaculaire.
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Fable politique pour adulte, "Le continent de la douceur" nous narre l'histoire du Karst, petite principauté imaginaire et oubliée des Balkans dont toute ressemblance avec d'autres principautés n'est sans doute pas tout à fait fortuite. Il commence avec un premier chapitre très drôle et une impressionnante galerie de personnages fictifs qui font de l'accrobranche et dans laquelle débarquent Jean-Claude Juncker, Manuel Barroso ou Dominique Strauss-Kahn ! Puis on fait la connaissance de Flavio et d'Olivier, deux enfants, amis ou ennemis, qu'on verra grandir au cours du récit. On découvre aussi le couple Ida-Jan, Ida, la richissime banquière à la folle histoire romanesque et Jan, le golden boy de Wall Street, beau gosse pas très futé qui arrêtera de collectionner les femmes pour les timbres ! On suit également le personnage de QPS, intellectuel à la croyance toujours renouvelé dans le libéralisme et avatar de BHL sans en être une caricature, opposé à Griff, un écrivain nationaliste qui devient fou et fasciste. Cela donne une collection de personnages pittoresques, drôles ou risibles fonctionnant par couple et ayant tous un lien avec le Karst. La suite du récit m'a un peu inquiété par moment avec des plongées dans les mathématiques ou l'histoire européenne et une érudition très marquée. J'ai redouté de ne pas accrocher ou de me perdre dans les digressions historiques, sociales ou économiques très documentées sans toujours bien comprendre où l'auteur voulait en venir. Mais le baroque de la trame romanesque, qui m'a fait penser à des albums de Tintin, permet de s'en sortir. Riche et dense, le récit, qu'il me faudra sans doute relire, foisonne de références, de symboles, d'objets cachés et d'énigmes qu'on s'amuse à décrypter. Aurélien Bellanger réussit le tour de force de complexifier l'histoire européenne déjà bien compliquée en y ajoutant celle d'une principauté imaginaire. Et ce mélange entre ce qui est connu, historique ou réel et ce qui est fictif, imaginaire ou inventé, fonctionne magistralement, sans suture visible. Car l'auteur maitrise parfaitement la langue, le vocabulaire, la grammaire, le rythme du récit avec des chapitres courts et parfaitement calibrés. Sur le plan politique, il propose une fable satirique à la Voltaire qui questionne, sans vitriol ni lourdeur, se moquant gentiment de ses personnages, tout en douceur. Au fond, Aurélien Bellanger, en racontant l'histoire d'une principauté qui n'existe pas, nous offre une vision décalée de l'histoire européenne dans laquelle il dit beaucoup de choses sur la situation et les oppositions actuelles et qui rend finalement la lecture de cette fable politique teintée d'humour caustique très réjouissante. Et on finit par oublier que l'on avait pu se perdre par moment.
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Aurélien Bellanger poursuit avec le continent de la douceur, son exploration de la modernité et de ses mythes. Après Internet, l'aménagement du territoire et l'urbanisme, Bellanger s'attaque à un objet encore plus ambitieux peut-être, la construction européenne. Si son roman précédent, le Grand Paris, mettait en scène le sarkozysme comme climax d'une élite politique assumant sa déconnection et son cynisme, on peut estimer que ce succès de la droite décomplexée fut l'un des aboutissements de l'Union Européenne. Sans jamais vraiment trancher à propos de cet objet inflammable, Bellanger crée plutôt une multiplicité des personnages qui déroulent tous une certaine idée de l'Europe : rêve pacifique, fantasme libéral, échec métaphysique programmé ou paravent parfait du capitalisme, anomalie historique périssable ou événement inaltérable. L'originalité du continent de la douceur au sein du travail de Bellanger tient à une épaisseur fictionnelle supplémentaire, qui parvient à nous captiver vers la fin du roman, sans qu'elle ne demeure toutefois centrale.
En effet, comme toujours avec Bellanger, les personnages ne sont que des allégories ; Ida, la banquière cosmopolite et exilée à New York est l'Amérique indépendante et néanmoins attachée au Vieux Continent ; Griff, l'écrivain belliqueux et cultivé représente le fatras idéologique d'un nationalisme grotesque mais à jamais désirable pour certains ; Flavio, le fils europhile et technocrate du prince héritier et Olivier, l'enfant rebelle et réactionnaire, incarnent, à travers leur fragilité respective, les deux pôles de l'Union et de ses incertitudes, sinon ses devenirs. Enfin, le personnage de QPS, calque de BHL, est sinon le plus intéressant, du moins le plus strictement allégorique.
(On mettra d'ailleurs au crédit de Bellanger sa capacité à brosser le portrait de personnalités publiques détestables -Sarkozy déjà, Ardisson, Berlusconi - avec nuance et lucidité, sans tomber dans la caricature. Cette justesse se paie cependant au prix d'une fascination latente pour les puissants : ce sont les Grands qui font l'Histoire, y compris au moment de sa résolution supposée. Si Bellanger est balzacien (ou houellebecquien comme cela a beaucoup été écrit) dans sa quête forcenée d'un diagnostic de son siècle, il ne l'est en rien quant à la prétention à une peinture sociologique exhaustive. Il se situe d'ailleurs aux antipodes d'une bonne partie des écrivains contemporains : Bellanger n'a aucune mauvaise conscience à décrire les puissants dans l'ignorance des « vies ordinaires », et rien que pour cela son écriture tranche avec son époque littéraire.)
QPS/BHL est quant à lui l'imitation d'un libéralisme arrogant, combattif et persuadé de l'inévitabilité de sa gloire et pourtant au plus près de sa chute. L'obsession de Bellanger (et sans doute pour partie, celle de sa génération) pour la fin de l'histoire, ou plutôt pour son échec, toile de fond de chaque livre (jusqu'au dernier et sa dimension plus mystique autour du messianisme benjaminien), atteint ici son apex. Les difficultés de l'UE exposent au grand jour le voeu pieux d'un monde en paix sous le signe du marché et de l'expertise. La stupéfaction de Bellanger devant le démenti des thèses de Fukuyama sur la fin de l'histoire fait à la fois le charme et la limite de son projet. Elle lui fournit une source inépuisable de spéculations intellectuelles et de paradoxes à explorer. Mais elle l'enferme aussi dans une course en avant inarrêtable, où les thèses se multiplient sans jamais s'affirmer pleinement. La dimension « foisonnante » du bouquin, son incroyable érudition coïncide avec cette boulimie de conjectures. C'est là sans doute le talon d'Achille de sa plume - par ailleurs lucide, drôle et formidablement didactique - : être un écrivain à l'ère de l'hyper information présente le risque de la saturation, au détriment de la narration et des personnages.
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En refermant ce roman à la 534 ème page je suis comme étourdie par tant d'informations livrées pêle- mêle sur l'Europe d'hier et d'aujourd'hui.
Après une réflexion sur le Grand Paris ou Paris vs banlieue très originale, Aurélien Bellanger s'intéresse ici à l'Europe et tente d'en définir l'identité passée et à venir.
Pour éviter de se présenter en analyste des phénomènes européens mais plutôt en romancier, il ajoute à l'Europe un état fictif le Karst dans les Balkans qui lui sert de point d'ancrage pour développer sa réflexion .
Pour lui l'Europe est un cadavre qui bouge encore ou un phénix mort dans les cendres des deux guerres du XX eme siècle . Renaîtra-il un jour?
Il y a beaucoup, peut-être beaucoup trop de choses dans ce roman.
L'Europe convertie à la finance est devenue la colonie de son ancienne colonie , l'Amérique. Autrement dit l'Europe a traversé l'Atlantique mais est en même temps ,inspirée par le fatalisme venu d'Orient, elle ne combat plus.
La croyance que l'Europe fut «  une société savante » et que maintenant seules les mathématiques ordonnent et ordonneront nos vies est présente à toutes les pages.
Mais on sent une nostalgie d'un monde disparu « d'une Atlantide », la monarchie, les forêts profondes pas encore défrichées , les villages, les églises où l'Europe puisent ses racines .
Le roman foisonne de références scientifiques et un peu littéraires époustouflantes pour le lecteur qui ne sait plus où donner de la tête.
Mais les questions demeurent :
Qu'est-ce que l'Europe?
Peut on encore faire l'Europe?
Peut-on encore sauver l'Europe?
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critiques presse (1)
LeMonde
27 août 2019
En moins de dix ans, l’écrivain s’est imposé, grâce à une grande confiance en lui-même et à d’épais romans dénotant une intense curiosité intellectuelle. « Le Continent de la douceur » en atteste à nouveau.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (9) Voir plus Ajouter une citation
Certains diront, un jour, que tout aura été sa faute. Les cinq ans de guerre et les cent cinquante mille morts. Les plus grands massacres commis en Europe depuis la seconde guerre mondiale. La démonstration de l'impuissance de la Communauté européenne, la réduction à néant du fantasme de l'Europe-puissance. Un génocide, un continenticide. Le Karst avait proclamé son indépendance le même jour que la Slovénie et la Croatie, au printemps 1991. Les probabilités qu'une guerre se déclenche avaient été jugées très faibles par les trois républiques sécessionnistes. Ida n'avait rien anticipé, rien deviné de la guerre - ce n'était pas le type d'OPA hostiles auxquelles elle était intellectuellement formée. pp 245-246
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« D'ailleurs qu'est-ce que la construction européenne ? C'est
un complot de gibelins. Une autre tentative de faire triom-
pher l'empereur et d'abaisser le pape. La suite du travail
de réforme anthropologique commencé par Luther : il faut
que l'Europe catholique du Sud se soumette aux standards
du capitalisme rhénan et anglo-saxon. On ne discute pas de
normes, à Bruxelles, on y parle exclusivement de Dieu, et
comment il pourra le plus efficacement se retirer du monde
pour laisser les hommes enfin s'organiser seuls selon les com-
mandements de la grâce économique. »

p.483.
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Apollo 11 s’était vengé de Spoutnik et Gagarine frôlait l’échec et mat. Les ingénieurs russes hésitaient encore entre l’avion spatial et la station orbitale, mais le cœur n’y était visiblement plus. Le choix retenu, aux dernières nouvelles, était d’abandonner la navette Bourane – tempête de neige – au profit d’une station ravitaillée par des vaisseaux Soyouz – « soyouz », qui signifie « union », comme dans « Union soviétique », mais que les Russes eux-mêmes appellent le camion de l’espace, comme si leur rêve spatial était fini depuis longtemps. Ou comme s’il s’était insidieusement transformé en un rêve plus prosaïque et plus mesquin, un rêve très proche de celui qui s’incarnait à l’autre bout du continent européen, dans l’Europe de la CEE et de la libre circulation des biens : un continent de camions immaculés lâchés sur les orbites basses des autoroutes transnationales et confrontés à des défis techniques pas moins exaltants que ceux que relevaient les prestigieux Soyouz : franchissement des mers intérieures, des cols alpins et des grands centres urbains congestionnés.
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— Les métiers bancaires sont aujourd’hui si imprégnés de mathématiques, reprit Ida, qu’on peut considérer la finance, au même titre que l’algèbre ou la géométrie, comme une branche spécifique des mathématiques.

Ida sembla particulièrement heureuse de sa formule. Un peu perdu, Jan la vit sourire, vider son verre et noter quelques mots dans son agenda.

— C’est exactement cela, reprit-elle. La banque est une branche des mathématiques. Et quel est son objet d’étude ?

— L’argent, je suppose ?

— Mieux. Son objet d’étude, c’est la valeur en général. Et où est la valeur ? Elle est à la Bourse.
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L’incroyable efflorescence de l’économie mondiale, les prodigieuses profondeurs de la finance n’auraient pu exister sans une croyance sous-jacente aux vérités mathématiques, de l’analyse aux probabilités . Mais c’est sans nul doute à l’intuitionnisme que le capitalisme emprunte sa puissance, physique et intellectuelle: la croyance à la fois simple et vertigineuse, que si le vrai est implacable, il n’est jamais connu à l’avance, il n’est connu qu’en tant qu’il est expérimenté. D’où la thèse révolutionnaire de ce livre: que la finance mathématique est l’histoire du vrai.
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