Si le bonheur découle de la régularité et des habitudes, sans doute Bernard Pinel était-il le plus heureux des hommes, chacune de ses journées étant la parfaite réitération de la précédente et une fidèle annonce de la suivante. Son existence était tellement bien organisée et programmée, qu’il avait élaboré un planning des différentes tâches à effectuer.
En tant que grand médiocre qui se respectait et tenait à son rang, Bernard Pinel n’était bien entendu ni beau ni laid. « Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. » C’était un individu d’apparence quelconque. Superbement banal. Quasi transparent aux yeux de tous. Ni grand, ni petit ; ni gros, ni maigre ; il mesurait 175 cm quand il se tenait bien droit - ce qui, du reste, était plutôt rare - et pesait 74 kilos le matin, à jeun. Aussi s’inscrivait-il précisément dans les moyennes anthropométriques de la population masculine française, moyennes dont il avait un jour pris connaissance, non sans une satisfaction à peine dissimulée, en lisant un long article publié par l’IFTH, autrement dit par « l’Institut français du textile et de l’habillement », organisme national faisant, paraît-il, autorité en matière de mensurations. Taille moyenne donc, et poids moyen. Autant dire, à ses yeux, parfaits. En tout cas, idéalement adaptés à celui qui cherchait avant tout à se fondre dans la masse, à ressembler le plus possible à tout un chacun et, par tous les moyens, à disparaître.
Le seul regret pourtant était ce monsieur
final, un peu trop courtois, distant et terriblement anonyme. Pinel eut envie de dire qu’il s’appelait Bernard et que c’était ainsi qu’il désirait qu’elle l’appelle mais il n’osa pas se doutant qu’une telle remarque pourrait paraître déplacée et surtout beaucoup trop prématurée.
Les devoirs de Pinel étaient comme nourris d’évidences, pétris de clichés. Car Pinel était bel et bien incapable de porter un quelconque regard novateur ou personnel sur une œuvre. D’un livre, il disait ce que tout le monde avait déjà dit. D’un texte, il ne relevait que ce que des générations d’exégètes avaient déjà relevé avant lui. D’un auteur, il pensait ce que tout un chacun pensait. En fait, il n’avait jamais eu le moindre coup de cœur personnel pour un style, pour un roman, pour un artiste. Il appréciait les classiques simplement parce qu’il ne pouvait en être autrement. On ne peut que reconnaître le génie d’un Montaigne, d’un Racine ou d’un Flaubert. Et de la littérature contemporaine, il ne connaissait presque rien, à l’exception des quelques polars médiocres qu’il lisait chaque été, et il n’éprouvait du reste aucun besoin de la découvrir.
Chaque semaine, il lisait des articles, se documentait, consultait des sites spécialisés, enrichissait ses connaissances et modifiait, selon les besoins et en fonction de ses dernières découvertes, ses menus. Cette obsession du bien manger remontait à son adolescence, période durant laquelle il avait commencé par développer une véritable phobie des graisses et du sucre dont il constatait les méfaits partout, tout le temps - il ne supportait pas les gros et avait l’impression qu’ils étaient toujours plus nombreux - et dont il était persuadé qu’ils constituaient une menace extrême pour notre société contemporaine, voire pour l’avenir de l’humanité.