Calame est un diptyque à lire, non seulement pour les amateurs de fantasy (qui trouveront une narration originale et passionnante), mais aussi pour les néophytes (qui seront happés par les chapitres courts, le rythme intense et les multiples retournements de situations).
Paul Beorn a frappé haut et fort, et je suis impressionnée par le talent de cette toute nouvelle voix de la fantasy française ! Également, grand merci à cet auteur pour avoir su éviter l'écueil de la saga à rallonge (économie de l'attention et du porte-monnaie).
Le synopsis peut sembler un peu banal : dans un royaume gouverné par un tyran tout-puissant qui stigmatise la moitié de sa population, un héros charismatique mène une révolution pour restaurer la justice.
Sauf qu'il échoue : son armée est matée aux portes de la capitale, il meurt dans son face-à-face avec le Roi-Lumière (tiens donc, ne serait-ce pas une référence au Roi Soleil ?), les rebelles encore en vie sont capturées et promises à la potence. Mais pour une raison qu'on ignore, sa première lieutenante, Maura de Kenmare, est sommée d'aider le grand légendier royal à retracer la vie de feu son chef. Un jeu du chat et de la souris commence entre ces deux personnalités – chacun et chacune livrant peu à peu la vérité, mais tentant de garder par-devers ellui ses ambitions
(sauver sa fille de la prison pour l'un ; s'échapper et sauver la rébellion pour l'autre). En arrière-plan, on commence à entrevoir tout un jeu de pouvoir et d'influence entre le roi et l'Église – certains veulent tirer les ficelles dans un sens sans trop consulter les autres.
Bref, les intrigues sont multiples et se recoupent. En outre, on bascule entre le présent et le récit de Maura (ainsi que des autres prisonnières) pour trier le bon grain de l'ivraie et faire la lumière sur la véritable histoire de Darran Dahl, le héros légendaire qui pourrait tout aussi bien être un fou sanguinaire. Nombreux.ses sont les narrateurices ! Et pourtant, le récit reste très clair – et c'est pour moi un véritable tour de force : sans indication aucune, on sait très bien où est la chronologie, qui parle, quel est le sujet, etc. Mieux : le fait de multiplier les points de vue permet de multiplier aussi les révélations et les secrets, et c'est finalement un tableau immense et plein de nuances qui s'offre au lecteur.
J'aimerais maintenant m'attaquer à la raison qui m'a poussée à écrire une critique. Dans les autres commentaires rédigés sur Babelio, je n'ai pas souvent vu mention sur la portée féministe, idéologique, politique de cette histoire (hormis dans la critique d'Alfaric), et pourtant les dieux savent qu'elle est importante ! La Westalie est un pays doté d'une très vieille tradition matriarcale et dix ans avant que cette histoire ne commence, un prince, indigné par le traitement réservé aux jeunes hommes, décide de lever une armée pour renverser la « tyrane » et abolir l'oppression. Dix ans plus tard, c'est la même personne qui fait voter la loi affirmant que les femmes n'ont pas d'âme et ne peuvent être traitées comme des êtres humains (un délai un peu court pour initier un tel bouleversement social, mais bon : admettons). le message, à mon sens, est totalement applicable dans notre société : l'oppression, qu'elle ait lieu dans un sens ou dans l'autre, ne peut générer que haine et frustration et recréer encore de l'oppression (remember la fin de la Première Guerre mondiale, qui fut le terreau de la Seconde). C'est vrai pour les hommes, c'est vrai aussi pour les femmes… Ce postulat rejoint une croyance que j'ai déjà : on n'obtient pas une meilleure société en oppressant les oppresseurs.
La seconde remarque que je me faisais en lisant ce diptyque, c'est que le véritable pouvoir est entre les mains du peuple, qui élit ses présidents et obéit à ses patrons. C'est là la véritable leçon à retenir : qu'ils soient rois, PDG ou grands électeurs, ces personnes n'ont de pouvoir que si on le veut bien : si personne n'exécute leurs ordres, ils deviennent des humains comme les autres. Tout le système politique et magique de Calame est admirablement bien tissé et rappelle constamment cette vérité. C'est brillant !
Quelques défauts, malgré tout, dans cette oeuvre par ailleurs admirablement bien construite : je n'ai pas « senti » le long passé matriarcal de la Westalie. On évoque quantité de Saintes Gottarans aux pouvoirs incroyables, mais la construction de la société ressemble beaucoup trop à la nôtre pour avoir un vrai goût de matriarcal. On pourrait rétorquer que le prince Erik/Roi-Lumière a déjà bien ébranlé cet ordre social mais, comme je l'évoquais plus haut, ce n'est pas en une décennie que les choses vont changer (imaginez une dictatrice qui soumet toute l'Europe : le patriarcat aura beau être officiellement révolu dans la sphère publique, je ne pense pas qu'il disparaîtra si facilement de la sphère privée ; pour un tel changement, il faudrait, à mon sens, au moins une génération).
Et j'ai moins aimé les ficelles du second volet, qui m'ont paru plus visibles, plus grossières, et qui amenaient des rebondissements un peu moins crédibles. L'histoire s'emballe : pas le temps de s'appesantir sur les émotions des personnages, on est en flux tendu permanent. C'est un défaut que je remarque souvent avec les sagas aux multiples narrateurs (Les Aventuriers de la mer, pour ne citer que cette merveille-là).
Mais je termine cette chronique sur un immense coup de coeur : les personnages ! Darran Dahl est un homme beaucoup plus nuancé et humain que ne le laisse supposer sa stature digne d'un héros gemmellien,
Paul Beorn n'hésite pas à évoquer sa souffrance, ses désordres intérieurs et ses faiblesses. Maura n'est pas en reste, j'ai eu beaucoup d'affection pour cette jeune femme à la fois intelligente, bravache, courageuse et pleine de ressources (ce qui est assez rare pour un personnage féminin écrit par un homme, bravo encore à l'auteur !), qui a un lien touchant et riche avec Darran, mais aussi avec le fameux grand légendier auquel elle s'oppose… En réalité, chacun et chacune a ses peurs, ses fragilités, ses traumas, personne n'a eu une vie facile et c'est cela qui m'a donné de la compassion, tant pour les alliés de la révolution que pour les défenseurs de la monarchie. Un auteur qui arrive à nous faire aimer à la fois les héros et leurs opposants : c'est une bonne référence !
(Mention spéciale à mon chouchou : Alendro ! Un personnage secret, charismatique et intéressant par qui arrivent de subtiles évolutions dans l'histoire.
Et en plus de cela, c'est aussi un love interest ultra attachant qui déconstruit à lui tout seul l'idéal toxique de l'amoureux fort, macho, violent et torturé – et qui forme donc un parfait contre-poids avec le personnage de Darran. Car dans le duo qu'il forme avec Maura, c'est elle qui casse les bouches et c'est lui qui fait de la poésie. J'adore ! Je veux me marier avec lui.)