Je suis très divisé par cette lecture.
J'avais vu, à travers les vitrines des libraires et les coupures de presse, le succès commercial de cette bande-dessinée, alors même que l'autrice me semblait inconnue au bataillon. J'ai laissé passé le temps avant de m'y plonger, et je comprends aujourd'hui sans mal ce qui a séduit, mais je suis un peu préoccupé par ce qui semble avoir été oublié voire occulté.
Tout d'abord, je le dis sans détour, j'ai rarement vu une BD aussi bien dessinée dans son genre. Ce style tout en lumière et en clarté, laissant transparaître la perception obsédée de la narratrice interne pour les personnes et les symboles plutôt que pour les décors et les contextes, demeure envoutant de la première à la dernière planche. Les passages se déroulant dans l'imagination hallucinée d'Anaïs sont déroutants, mêlant le mystique et le naturel, comme si une force cosmique habitait ce personnage. C'est sublime, on en a plein les yeux, et on rêve de voir des formats d'exposition dans une galerie pour contempler la dynamique des éléments tant le trait, pourtant si peu attaché au réalisme, semble donner vie aux corps de crayon et de papier.
Mais ce n'est pas une exposition. C'est un récit, avec une unité narrative. Et c'est là que le bât blesse. La séquentialité est parfois brouillonne. On saute plusieurs jours, plusieurs mois, sans forcément s'en rendre compte, souvent au bout d'une demi douzaine de planches. Les actions sont figées, comme des photographies. le mouvement est saccadé, brisé, alors qu'on sent que ces corps pourraient bouger. Cela peut être un parti pris artistique, je le conçois, et je ne souhaite donc pas le critiquer pour ce qu'il est mais plutôt pour ce qu'il produit comme impression...
Tout semble inconséquent. La protagoniste enchaine les drames, allant jusqu'à se complaire dans les plus profonds de ses traumatismes avec une fluidité théâtrale. Tromperie, trahison, frustration, oppression psychologique,
inceste, avortement... Lorsque les évènements se déroulent, on capte toute leur intensité, mais une fois qu'ils sont passés, on dirait que l'un chasse l'autre, sans gravité dans l'accumulation. Et les personnages secondaires semblent alors complètement désincarnés. Admettons qu'Anaïs ait en elle cette résilience ou cette fluidité dans la réaction, ou bien que nous n'ayons accès qu'à une partie de ses pensées. Mais qu'en est-il de sa mère, de son cousin, de son mari, de ses amants ? Ses gens vont très sûrement être brisés par ces évènements. Même s'ils n'ont pas la même implication qu'elle, ils ont leur part d'engagement dans ces actions. Mais rien. Jude disparait comme elle est apparue, sans qu'on questionne sa détresse et son apparente toxicomanie, ni même l'homosexualité d'Anaïs et elle. le cousin devient hétéro comme on décide un jour de se mettre à la guitare. Hugo accepte tous les mensonges de son épouse mais tout va bien parce qu'il exprime de temps en temps son art, et puis tant pis pour l'avortement qui glisse sur lui en cinq cases. Henry qui semble un pénis sur pattes, très jovial et volontaire, mais qui ne semble jamais souffrir d'être l'amant, ou d'être apparemment précaire financièrement, ou d'être expatrié, ou quoique ce soit. Les psys qui ne sont pas du tout inquiétés par leurs relations sexuelles avec leur patiente qui s'établissent comme si de rien n'était (fausse citation mais vrai ressenti "Aujourd'hui j'ai acheté des olives, et couché avec Mme Nin, ma patiente clairement en souffrance psychologique qui a relation incestueuse avec son père, ma vie est normale")... Bref, on ne ressent aucune forme d'enjeu dans cette histoire. Anaïs est bouleversé dans son rapport aux autres et à elle-même, elle le reste mais à la différence que tout le monde l'accepte, malgré les innombrables souffrances que cela pourrait lui causer à elle et aux autres...
Parce qu'il y a dans cette BD la persistance de ce spectre que je m'évertue toujours de chasser, celui qui suggère que la fibre artistique et la sensibilité sont indiscutablement liées à la liberté et à la folie. Ce mythe romantique de la jouissance par le détachement à toute souffrance terrestre et par l'acceptation d'une nature profonde... Je ne sais pas si ce propos provient directement du journal intime d'
Anaïs Nin, ou bien de la lecture et de la création de
Léonie Bischoff, et je ne sais pas si je dois saluer la fidélité ou bien critiquer l'interprétation et le propos politique individualiste qu'elle sous-entend.
Pour finir, les dialogues sont creux. Certaines bulles sont si peu pertinentes qu'on aurait préféré des planches muettes.
Léonie Bischoff dessine magnifiquement bien, mais l'écriture ne semble pas être son fort. Peut-être est-ce encore une fois une adaptation du style d'
Anaïs Nin.
Un somptueux livre à admirer, mais une bien mauvaise histoire à lire selon moi.