Citations sur Nous, les vivants (41)
Je décollais sous un ciel clair, dans une atmosphère si fine que l'hélice en mouvement semblait froisser de la soie. A mesure qu'accélérait le rotor, je sentais cette étoffe d'un grain délicat, aux moires bleu-vert, se coucher pli selon pli à la surface de mes pales. L'hélicoptère répondait aux commandes avec docilité, s'élevant d'un jet dans l'air bleu comme si n'avaient plus sévi contre nous ni les assauts du vent, ni l'embarras de la gravité.
A travers la vitre embuée, mes yeux cherchèrent l'hélicoptère qui scintillait doucement au soleil sous sa housse de poudreuse.
Passé trois mille mètres, il n' y a plus d'habitations, seulement des cabanes pour les bergers. Si l'on s'élève encore, sentiers et champs s'effacent, et toute trace de l'homme. On surprend parfois des alpinistes, silhouettes perdues dans un décor cyclopéen.
Bien peu de gens ici connaissent et fréquentent les montagnes. Une seule se détache pour eux de l'ondulation monotone : c'est l'Aconcagua, point culminant des Andes et honneur de mes compatriotes; l'Aconcagua qui fonde le tourisme local et dont, partout dans les environs, des enseignes de coiffeurs, d'épiceries, de banques, d'agences de voyages chantent les louanges sans toujours respecter l'orthographe du nom.
La frontière entre l'Argentine et le Chili courait sur plus de cinq mille kilomètres, depuis le vallon désertique du tropique du Capricorne jusqu'aux parages venteux du cap Horn. Sur quasi toute cette longueur, elle empruntait la Cordillère, pointillant à l'infini un paysage de crêtes et de précipices, de cimes et de glaciers.
Le vent râpeux de la nuit avait rudement décapé l'atmosphère. plus un nuage à l'horizon, ni à terre le moindre fil d'herbe ou de végétation, mais de la neige en quantité comme je n'en avais jamais vu. Sur la façade ouest du refuge, la plus exposée, la neige montait jusqu'au toit et le dépassait même, se joignant à des plaques irrégulières sur la tôle.
On n'atteignait certains refuges qu'au bout de trente ou quarante minutes, des vols d'abord monotones, par-dessus combes et moraines, puis acrobatiques quand surgissaient les hautes montagnes. L'hélicoptère s'époumonait dans de lentes ascensions pour franchir des cols élevés puis il devait, aussitôt après, plonger à ras de paroi vers des couches d'air plus denses. Le pilote vivait ces aventures le pouls rapide, ses mains moites crispées sur le manche. Parfois le souffle manquait, faute de respirateur équipant la cabine.
En somme, j'étais le seul du quartier, peut-être de la ville, qui prît les montagnes en considération. Elles n'éveillaient chez moi ni peur, ni ressentiment, mais un trouble presque mystique, en raison de leur austère sauvagerie, de leur noble démesure.
La Cordillère des Andes enserre Uspallata de tous côtés. […] Voilà à quoi (elle) se réduit pour nombre d'entre nous : une gêne dans le libre déroulé du goudron, un obstacle aux allées et venurs - presque un encombrement du paysage.
Nous cherchons une diversion à notre solitude, nous la peuplons de nos songes et de nos espérances.