A voir la couverture de ce livre, avec son ciel laiteux dominant des immeubles parisiens, on s'attend à entrer dans un monde parfaitement ordonné empreint d'un confort feutré.
Or derrière cette apparente tranquillité se cache une violence inouïe. Sans pathos, sans acrimonie, avec au contraire une élégante réserve,
Jean-Philippe Blondel lève le voile sur un moment de rupture dans un univers considéré comme le nec plus ultra de notre système éducatif : celui des classes préparatoires.
J'avoue avoir été fortement remuée dès les premières pages de ce livre, tant tout ce qu'il présente soulève en moi de révolte et d'indignation ! Car Blondel nous dépeint un monde où règnent la suffisance, l'appartenance de castes, l'humiliation, la domination et son pendant, la soumission consentie. Il s'agit d'un système d'enseignement basé sur l'acceptation de ces «valeurs», sous peine de s'en trouver exclu d'une manière plus ou moins brutale et radicale, pouvant aller jusqu'au suicide, comme c'est le cas ici.
Le héros de Blondel, Victor, est un jeune provincial qui a été pris dans une classe préparatoire littéraire d'un lycée parisien. Il est en khâgne, c'est à dire en deuxième année, lorsqu'il se rapproche d'un élève de première année (hypokhâgne) ayant un profil comparable au sien. Il est à même de saisir les affres que connaît le jeune homme : le déracinement, la solitude, le mépris des autres élèves, majoritairement issus de la petite ou plus grande bourgeoisie parisienne, dont il ignore les codes. L'humiliation, que certains professeurs ont érigée en méthode pédagogique, est alors d'autant plus difficile à supporter. La charge écrasante de travail prive de pouvoir s'épanouir ailleurs, - libérer son esprit au cinéma, dans des lectures personnelles ou dans de simples déambulations. La crainte de donner à voir sa détresse consécutive aux mauvaises notes et à la difficulté de créer des liens creuse la distance avec la famille. Lorsque tous les éléments sont réunis, l'abîme peut se révéler vertigineux...
Alors on peut dire que Blondel rend compte d'un cas extrême. Certes. Heureusement, oserais-je dire. Mais il n'empêche que ce système n'est pas sans risque sur certains individus, très jeunes, en train de se construire. Pour avoir, peut-être, pressenti cette violence, alors que j'avais l'âge de Mathieu, j'ai claqué la porte d'un de ces établissements pour me tourner vers la fac, quelques jours seulement après la rentrée.
En outre, ce système prétend former nos élites et ce sont ces personnes-là que nous retrouvons à la tête de notre pays, qu'elles occupent des fonctions politiques ou économiques. Et on retrouve dans nombre d'entreprises des comportements calqués sur cette mentalité. Cet entre-soi, ce sentiment de supériorité qui produit les petits chefs avides d'humilier et écraser leurs subalternes pour en faire de serviles exécutants au lieu de favoriser l'expression de leurs compétences. Tout comme l'odieux professeur de français a poussé le jeune Mathieu à sauter dans le vide, alors même qu'il était un brillant et entreprenant jeune homme.
Et le pire reste bien que tout cela soit accepté, que chaque élément de la chaîne participe sciemment à faire perdurer les choses - avec la dose de cynisme que cela suppose et que Blondel ne manque pas d'épingler.
Pourtant, on peut aussi se réjouir qu'un système aussi contraignant et formateur - au sens de formater - puisse paradoxalement faire naître la créativité et le désir d'accomplissement par des voies personnelles. Car le narrateur ne saute pas dans le vide : il choisit d'emprunter la voie de l'écriture pour «tisser un filet au-dessus du gouffre». Sa vie peut alors commencer, dit-il.
Et, en mettant en mots ce moment fondateur, le narrateur, qui se confond à la fin du roman avec l'auteur par un très joli effet de miroir, nous offre le magnifique récit que nous tenons entre les mains: un récit délicat, humain, qui transcrit avec finesse la manière dont chacun accepte de tenir son rôle pour permettre à la pièce de se jouer jusqu'au bout et en tirer les bénéfices attendus. Quels que soient les incidents de parcours.
Quoi qu'il en soit, pour Blondel, le choix de la littérature fut assurément le bon.
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