Le pays oublié du temps

Des guerriers armés de lances, de flèches et d’arcs observent les visiteurs en silence. Ils sont nus ; de longs koteka, des étuis péniens, en travers de leurs ventres. L’un d’eux s’avance. Sa peau est toute ratatinée comme un vieux cuir.
— J’ai l’impression qu’ils nous attendaient ! dit Ballancourt.
— Oui, les nouvelles vont vite dans la brousse.

— Yuarimo est dans cette direction ! s’écrie Kaïngara en se redressant, l’œil aux aguets. Là-bas ! Nous y serons demain.

Ils se trouvent à l’embouchure de la rivière Yuat. Sur le rivage, à moitié dissimulé par des palmiers à bétel, un toit étrangement pointu. Plus loin, la maison des hommes ; son immense figure tutélaire au-dessus de l’entrée jette partout ses regards farouches. C’est la première fois que Ballancourt en voit une aussi belle.
— Ces villageois connaissent l’homme blanc, dit Kaïngara.
Son visage s’est radouci, il semble moins inquiet.

Kaïngara jette un regard inquiet vers les berges de glaise. Des tireurs embusqués pourraient décocher une pluie de flèches. A l’avant, Robert Ballancourt garde les mains crispées sur les bords effilés de l’embarcation. Il a vissé son chapeau de toile beige sur ses yeux bleu délavé. Son pantalon et sa chemise de toile écrue sont maculés de taches de boue. Depuis trois jours, ses vêtements fermentent, il ne dort que dans des recoins de jungle malsains avec le ciel lourd comme baldaquin et le voisinage des chauves-souris. La haute région a creusé son regard fiévreux.
— Yuarimo est dans cette direction ! s’écrie Kaïngara en se redressant, l’œil aux aguets. Là-bas ! Nous y serons demain.

Kaïngara connaît les passes entre les doigts crochus de la mangrove et les bouquets de roseaux. Chaque fois qu’il pousse sur sa pagaie, le mouvement régulier tend son buste et bande ses muscles durs sous sa peau de cuivre.
— Tu vois ces tourbillons, dit-il en désignant du doigt les remous dans l’eau jaune. C’est là que se trouvent les esprits des anciens.
D’ordinaire, Kaïngara parle peu, juste un sourire franc sur ses grosses dents d’ivoire.
— Les esprits des ancêtres ? demande Ballancourt.
— Oui, ceux qui n’ont pas encore retrouvé leur maison. Il faut faire attention, il y a beaucoup de tourbillons par ici. Il ne faut jamais voir un esprit, ni savoir d’où vient sa voix.
— Pourquoi ?
— Tu risques la mort…

— Nous arrivons, lance Kaïngara.
Robert Ballancourt acquiesce d’un signe de tête et laisse son regard dériver sur la surface de l’eau grasse. La longue pirogue glisse en silence.
— Plus que quelques minutes, Robert.
Les méandres gris du fleuve Sepik se lovent dans la brousse dense et mouillée. L’air chaud empeste la jacinthe douce et la pourriture des algues mortes. De temps à autre, le cri rauque d’un cacatoès s’échappe de la grande forêt.
— Le fleuve est dangereux par ici. Trop de courant.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que Freud veut dresser des parallèles entre enfance et culture. Puis entre culture et psychopathologie. Pour lui, le monde primitif, la horde sauvage, c’est l’enfance de l’humanité. Il se dit que c’est un peu la même chose pour l’enfant, et cela à tous les stades qu’il a montrés. Le tabou de l’inceste est assimilé à l’interdiction faite par le père d’accéder à la mère. Le tabou du meurtre, c’est l’interdiction de tuer le père pour avoir la mère.

Le tabouret d’orateur… Il représente l’ancêtre primordial. On s’en sert pour parler des problèmes du village ou pour attribuer les noms claniques. C’est très important. Un serment passé devant le tabouret est définitif.

Le nez est primordial. C’est le nez que les femmes regardent en premier.

Les voyous ne meurent jamais par hasard.

Les hommes aiment garder leurs petits secrets !