Je sais que ma vie joue les funambules sur un fil déjà usé. Et je m’en fiche éperdument. Qu’ai-je donc à perdre de plus ? Je n’ai plus rien. Ma vie est un fantôme parasite. Inutile. Mais je ne peux pas mourir sans savoir. Si je suis parvenu jusqu’ici aujourd’hui, à cette heure précise, c’est grâce à cette frustration qui nous pousse à nous dépasser dans l’unique perspective d’obtenir des réponses.
Le sang qui coulait encore sur mon front il y a moins d’une demi-heure a coagulé. Ma chemise, souillée et trempée, est en parfaite harmonie avec mon jean tailladé et maculé de boue. Des ecchymoses jalonnent mon corps, et la douleur n’est plus que détail. Je m’égare dans un vaste fourbi psychologique. La mer est agitée mais l’accalmie se profile à l’horizon. Car tout se termine ce soir…
Mon arme est comme greffée à ma main droite. Le chargeur est plein, et j’attends le terme de cette histoire.
Reste à savoir si je vivrai assez longtemps pour y assister…
Les études qui m’avaient poussé sur la voie de la médecine légale ne s’arrêtaient pas simplement à un diplôme de docteur. Il y avait autour de ce métier toute une théologie passionnante, naviguant entre philosophie et connaissances historiques religieuses… Les médecins légistes portent bien souvent plusieurs casquettes : détectives, chirurgiens, psychologues…
Sans vanité aucune, je peux affirmer que j’étais un bon médecin.
J’exerçais à l’Institut médico-légal de Lyon, hôpital Édouard-Herriot, en thanatologie, ou encore médecine forensique. J’étais chargé d’autopsier les cadavres pour découvrir les causes et natures de leurs décès. Drôle de boulot quand j’y pense aujourd’hui.
Douze ans d’études pour parvenir à un constat si lamentable. Quel gâchis. D’autres vous diront que ce métier appartient à l’élite des positions sociales. La grande famille des médecins et des sciences forensiques. En ce qui me concerne, la considération de l’élitisme a toujours été pour moi un culte voué à l’inutile. Car derrière émergence de toute beauté éphémère, se cache bien souvent pérenne difformité. La médecine légale est un travail on ne peut plus honorable à qui sait compartimenter sa vie de manière saine et sereine. Je pensais être de ceux-là. Lourde erreur.
La vie a tous les vices. Souvent belle et prometteuse, parfois diabolique et manipulatrice. Elle aime jouer. Et nous, minables pions à disposition de son échiquier sordide, sommes déjà mat en début de partie.
On apprend, on évolue, on change de voie. Et un beau jour, le destin s’immisce et frappe à notre porte, comme un invité malvenu aux intentions impures. Il nous impose d’improbables virages. Souvent radicaux.