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Critique de HordeDuContrevent


De l'art de partir d'un fait divers pour broder tout autour une oeuvre magistrale...

Un fait divers particulièrement glaçant qui plus est, se déroulant en août 1985 à Paris. Une femme s'est laissée mourir de faim chez elle pendant quarante-cinq jours en tenant le journal de son agonie, notant de façon clinique et glacial, dans ce cahier d'écolier à spirale et à petits carreaux, la détérioration de son corps, les effets de la privation de nourriture, l'horreur que c'est de mourir ainsi. Quarante-cinq jours interminables avant de mourir durant lesquels « le coeur ne cède pas, hélas ». Son cadavre n'a été découvert que dix mois plus tard. Momifiée.

Ce n'est pas Grégoire Bouillier qui est venu à ce fait divers, c'est le fait divers qui est venu à lui. Comme si Marcelle Pichon, c'est le nom de cette femme, l'avait choisi, lui, Grégoire Bouillier, pour raconter son histoire, pour la sortir des limbes de l'invisibilité. Invisibilité totale car même aujourd'hui son nom n'est pas gravé sur sa tombe. Ce fait divers est venu le hanter il y a des décennies, lors d'une « nuit magnétique », une des émissions phare de France Culture à l'époque, qui présente ce jour-là un livre écrit par un certain Alain Arnaud sur ce suicide étonnant, petit livre intitulé « Rue Championnet », de quarante-cinq pages à l'image des quarante-cinq jours d'agonie de Marcelle Pichon. Plus de trente ans après, cette histoire sidérante continue de visiter Grégoire Bouillier, d'exercer une emprise sur son imagination, une attraction irrésistible, « comme le vertige appelle le vide ». Il ne sait plus quelle était la radio, quelle était l'émission, quel était l'auteur, quel était le titre du livre, juste le souvenir marquant et troublant de cette histoire.
Grâce à une discussion fortuite avec quelqu'un qui travaille à l'INA, l'auteur va pouvoir retrouver cette vieille émission de radio diffusée ce jour-là, et grâce à la magie d'internet (et notamment des archives de Paris), il va plonger dans une quête effrénée et obsessionnelle pour comprendre la femme qui se cache derrière le fait divers sordide.

Deux questions en particulier taraudent l'auteur, en plus de la sempiternelle question de la solitude dans les villes sur laquelle tous les journaux et reportages alors ont seulement braqué leur projecteur : Qui se suicide ainsi en y mettant un temps fou ? Qui se suicide et écrit en plus son agonie dans un cahier à spirale ? Au-delà de la sidération provoquée par ce geste, dont il va creuser et creuser la signification, c'est l'écrit qui est la clé de voute de cette histoire tragique. Pour l'auteur cela interroge la littérature. Écrire au moment de mourir : que signifie écrire son agonie ? Est-ce toujours la vie qui écrit ? Est-ce la mort qui déjà commence à écrire ? Quelle utilité a ce journal monstrueux de la vie face à la mort ? « Est-ce pour qu'on le lise ? Qu'on s'en rende compte ? S'épouvante ? La pleure ? Faire honte à ceux qui liraient ? ». le statut de la littérature, voilà ce que cette façon de mourir interroge profondément.

« À l'antenne, un passage du cahier avait été lu : "Mardi : la langue dégorge comme un escargot". Ce n'était peut-être pas "mardi" mais, trente-trois ans plus tard, je me rappelais encore cette phrase. Je me la rappelais comme si c'était hier. En moi elle s'était gravée. Ces mots, je l'avais vue les écrire dans son cahier. J'avais vu l'escargot ! J'avais vu sa langue dégorger dans sa bouche et je l'avais sentie enfler et boursoufler et déglutir dans ma propre bouche et cette sensation m'avait poursuivi. Cette vision m'avait glacé. Comme une énigme sans fin. Une tentation ? ».
La « langue-escargot », incroyable flèche surréaliste, qui se fiche avec brutalité, fascination, dégout, dans notre imaginaire. Oui, l'auteur, et nous le comprenons, prête une grande qualité littéraire à ce journal, s'interrogeant profondément sur sa valeur, notamment lorsqu'il va lire durant son enquête « Les carnets de la momie » de Masahiko Shimada racontant le suicide par inanition d'un inconnu, de même suicide à petit feu raconté dans un journal intime. Sauf que Masahiko Shimada ne fait qu'inventer et n'a pas vécu cette agonie. La réalité versus la fiction.

De ces deux questions, clés de voute de la recherche de l'auteur, deux enquêtes forment les piliers du livre :
D'une part savoir quelle a été la vie de cette femme pour en arriver, en 1984, à se laisser mourir de faim. Est-il possible de retracer sa biographie, de comprendre quelque chose à cet acte sidérant ?
D'autre part retrouver le fameux journal dont une seule page a été arrachée par la presse au moment des faits, unique page connue donc.
Ces deux objectifs ont amené l'auteur dans une enquête au long cours tout à fait vertigineuse, haletante et passionnante. Cette enquête convoque la généalogie, ainsi que la psychogénéalogie, en remontant l'histoire de cette femme sur quatre générations ; elle fait appel à la psychiatrie ; elle convoque la sociologie en nous racontant la vie dans le Berry, à Bommiers précisément (et la fameuse angine couenneuse qui fit rage à cette période), au 19ème siècle et en nous expliquant comment certains membres de cette famille, à commencer par le grand-père de Marcelle, se sont extraits de ce lieu et de la condition précaire de journalier qui se situe au plus bas de l'échelle sociale dans le monde paysan ; cette enquête fouille l'histoire personnelle de Marcelle Pichon qui a vécu son enfance dans les années 20 dans le 15ème arrondissement, élevée par son père seul, sa mère les ayant abandonné tous deux alors qu'elle était petite fille, histoire personnelle qu'il entremêle à la grande Histoire avec un h majuscule, notamment les années folles, la colonisation, la période de l'occupation puis l'après-guerre.

N'ayant pas le droit de se baser uniquement sur le réel (le livre démarre par la non-autorisation de la part de la petite fille de Marcelle Pichon pour l'auteur de parler de sa grand-mère), Grégoire Bouillier place ce réel dans une fiction. L'histoire de deux détectives, Bmore et Penny enquêtant sur cette Marcelle P. pour le compte du client Grégoire Bouillier. Les chapitres montrant leurs échanges et leurs interrogations sont très cocasses et drôles, Penny valant son pesant de cacahouètes. Que de fous rires à des moments où je ne m'y attendais pas; cette relation apporte beaucoup de fraicheur et de légèreté au récit. Ainsi au lieu de déformer la réalité, cette fiction apporte à la réalité qui reste bien la matière première unique du récit de Grégoire Bouillier, la réalité étant elle-même une construction, la meilleure des constructions pour l'auteur.

Rien, aucune piste n'est écartée par le duo d'enquêteurs, même les plus surprenantes (comme cet appel aux sciences occultes, cette référence au cinéma avec notamment Shining, voire le recours à la psychomorphologie et à la graphologie). Tout est sérieusement envisagé, depuis le choix du prénom Marcelle, en passant par les conséquences psychologiques de l'abandon de sa mère alors qu'elle avait sept ans (et il est de notoriété publique qu'il existe un lien entre la nourriture et la relation à la mère), la présence dans notre ADN des famines vécues par nos ancêtres, notamment des ancêtres de Marcelle Pichon au fin fond du Berry, la vie des femmes mannequins dans les années 40 (car Marcelle a été un petit laps de temps mannequin dans une grande maison de couture), l'influence architecturale et géographique de cet appartement dans lequel elle s'est laissée mourir de faim, les relations avec ses maris, son père et ses deux enfants, l'étude des rares cas de suicide par inanition dans l'histoire, le rôle des religions... L'invisibilité en filigrane, tout le temps. Invisibilité de cette petite fille que la maman va abandonner, invisibilité de la condition sociale de la lignée de Marcelle Pichon, invisibilité de cette femme objet en tant que mannequin, invisibilité d'une maman dont les liens avec ses enfants sont ténus, invisibilité d'une femme sous les coups, invisibilité de l'amante en tant que maitresse, invisibilité de la tombe sans nom.
Ce suicide en revanche est tout sauf un acte invisible. Il étire, dilate le temps. Une réclusion choisie, comme celle vécue par certaines femmes au Moyen-Age dans des réclusoirs battis à cet effet, qui nécessite temps, endurance et souffrance. Un cri. le cri d'une victime… ou bien d'un bourreau d'ailleurs ?

Tous les éléments de cette enquête, archives, coupures de presse, photos de Marcelle Pichon, photos de l'appartement rue Championnet, photos jaunies du Berry, actes de naissance, de divorce, de décès, arbre généalogique, registre du recensement, vidéos et même une pétition (si si), sont regroupés sur un site internet sur lequel le lecteur est convié s'il le désire. C'est troublant d'y aller en cours de lecture mais il ne faut pas y aller trop tôt, certains éléments pouvant être dévoilés indirectement.

Grégoire Bouillier tire ainsi tous les fils de l'histoire, il ne rate aucun élément, aucun angle d'attaque, puisant dans chaque piste jusqu'à sa substantifique moelle, étonné parfois par les incroyables coïncidences et signes qu'il arrive à déceler, il mène l'enquête avec passion et abnégation, avec humour et autodérision aussi. Chaque élément visité n'apporte pas de réponses mais met en lumière sans cesse de nouvelles interrogations. « Ainsi l'histoire ne finit jamais. La mort est vaincue ». Il se base sur trois facultés essentielles à la base de « l'arbre du savoir » selon lui : la mémoire, la raison et l'imagination. Sa recherche est ainsi complète et infinie. Cela rappelle, dans la méthode et le ton, un Philippe Jaenada écrivant sur Pauline Dubuisson ou encore, mais de façon plus éloignée, un Modiano écrivant sur Dora Bruder.

Ce livre rend ainsi grâce au pouvoir de la littérature. le vrai sujet du livre est la littérature, le coeur de l'enquête est non de savoir précisément qui était Marcelle Pichon, « insaisissable est la réalité d'un seul individu », mais juste d'avoir le désir fou d'écrire sur elle.

« de sa naissance à sa mort, l'existence de Marcelle ressemble à une longue et lente éclipse. Et, à la fin, elle-même s'éclipsa du monde, la mort passant quarante-cinq jours durant devant sa vie pour l'obscurcir complètement. Ce pourquoi on ne peut la regarder en face car on s'y brûlerait les yeux, mais seulement au travers de verres teintés, cet autre nom de la littérature ».

Les références et liens à de multiples livres (et à de nombreux films aussi) constituent d'ailleurs une vraie richesse colorant le récit, et sont sources d'hypothèses pour l'enquête, voire parfois de solutions. « L'histoire n'est pas seulement affaire de dates et de faits, de généalogie familiale et de pratiques sociales, mais également celle d'oeuvres de l'imagination ». Parmi les romans, il y a notamment (il y en a beaucoup, je cite ceux que je veux absolument lire en priorité suite à ce livre) Kafka et son « Un champion de jeûne », Roland Topor et « le locataire chimérique » publié en 1964, ou encore Oscar Wilde et « le portrait de Dorian Gray, et, comme cité précédemment, « Les carnets de la momie » de Masahiko Shimada racontant un suicide par inanition en 1989. Ces références passionnantes sont développées au coeur du texte pour certaines d'entre elles, évoquées via les citations qui démarrent chaque chapitre pour d'autres. Un livre qui donne véritablement envie de lire d'autres livres, qui ouvre des horizons, de nombreuses réflexions.
Un livre qui enrichit son lecteur en partant d'un fait divers à priori sordide. « Tout livre est une bibliothèque » nous dit l'auteur et oui, c'est un livre bibliothèque, un livre fleuve, un livre arbre que j'ai trouvé tout simplement fascinant. Ce n'est pas le sujet qui fait le livre, c'est le livre qui fait le sujet, nous explique Grégoire Bouiller et ce livre en est une incroyable démonstration. le livre ferait même le sujet et l'auteur selon lui. le même fait divers raconté par un autre écrivain donnerait un autre livre. Mais pour ma part, je mettrais ma main au feu que ce serait celui-ci, celui de Grégoire Bouiller qui serait de très loin le meilleur (allez peut-être un Philippe Jeanada s'en sortirait pas si mal lui non plus).
Un livre somme, une somme humaniste et non simplement humaine, qui mérite d'être auréolé. Vous l'aurez compris, un énorme coup de coeur, mon coup de coeur en cette rentrée littéraire 2022, mon coup de coeur haut la main pour un roman contemporain qui m'a tenu en haleine pendant une petite poignée de jours durant lesquels jours et nuits se sont confondus, durant lesquels les heures se sont égrenés au rythme des chapitres et des 900 pages parcourues, une lecture en apnée comme cela arrive si rarement dans une vie Selon mon humble avis, ce livre est un chef d'oeuvre !

De l'art de partir d'un fait divers pour façonner une tombe (j'allais dire bombe) littéraire extraordinaire et sortir cette femme, mais aussi toute femme, de l'invisibilité. Grégoire Bouillier a mené une enquête vertigineuse marquée du sceau du désir et de la passion lui permettant de dépasser la tragédie singulière pour l'universalité, avec pour matériaux la raison, la mémoire et l'imagination. Avec la volonté d'élucider le cas Marcelle Pichon, à savoir "déployer toute l'opacité de son mystère, clarifier les termes mêmes de sa noirceur". Avec la volonté de se retrouver lui-même.
Cet auteur a un talent de conteur hors norme qui permet, si nous l'avons en nous, de faire chanter notre oiseau bleu, tout simplement…

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