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EAN : 9782290388396
1280 pages
J'ai lu (11/10/2023)
3.88/5   270 notes
Résumé :
Août 1985. A Paris, une femme s'est laissée mourir de faim chez elle pendant quarante-cinq jours en tenant le journal de son agonie. Son cadavre n'a été découvert que dix mois plus tard. A l'époque, Grégoire Bouillier entend ce fait divers à la radio. Et plus jamais ne l'oublie. Or, en 2018, le hasard le met sur la piste de cette femme. Qui était-elle ? Pourquoi avoir écrit son agonie ? Comment un être humain peut-il s'infliger - ou infliger au monde - une telle pun... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (70) Voir plus Ajouter une critique
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sur 270 notes
De l'art de partir d'un fait divers pour broder tout autour une oeuvre magistrale...

Un fait divers particulièrement glaçant qui plus est, se déroulant en août 1985 à Paris. Une femme s'est laissée mourir de faim chez elle pendant quarante-cinq jours en tenant le journal de son agonie, notant de façon clinique et glacial, dans ce cahier d'écolier à spirale et à petits carreaux, la détérioration de son corps, les effets de la privation de nourriture, l'horreur que c'est de mourir ainsi. Quarante-cinq jours interminables avant de mourir durant lesquels « le coeur ne cède pas, hélas ». Son cadavre n'a été découvert que dix mois plus tard. Momifiée.

Ce n'est pas Grégoire Bouillier qui est venu à ce fait divers, c'est le fait divers qui est venu à lui. Comme si Marcelle Pichon, c'est le nom de cette femme, l'avait choisi, lui, Grégoire Bouillier, pour raconter son histoire, pour la sortir des limbes de l'invisibilité. Invisibilité totale car même aujourd'hui son nom n'est pas gravé sur sa tombe. Ce fait divers est venu le hanter il y a des décennies, lors d'une « nuit magnétique », une des émissions phare de France Culture à l'époque, qui présente ce jour-là un livre écrit par un certain Alain Arnaud sur ce suicide étonnant, petit livre intitulé « Rue Championnet », de quarante-cinq pages à l'image des quarante-cinq jours d'agonie de Marcelle Pichon. Plus de trente ans après, cette histoire sidérante continue de visiter Grégoire Bouillier, d'exercer une emprise sur son imagination, une attraction irrésistible, « comme le vertige appelle le vide ». Il ne sait plus quelle était la radio, quelle était l'émission, quel était l'auteur, quel était le titre du livre, juste le souvenir marquant et troublant de cette histoire.
Grâce à une discussion fortuite avec quelqu'un qui travaille à l'INA, l'auteur va pouvoir retrouver cette vieille émission de radio diffusée ce jour-là, et grâce à la magie d'internet (et notamment des archives de Paris), il va plonger dans une quête effrénée et obsessionnelle pour comprendre la femme qui se cache derrière le fait divers sordide.

Deux questions en particulier taraudent l'auteur, en plus de la sempiternelle question de la solitude dans les villes sur laquelle tous les journaux et reportages alors ont seulement braqué leur projecteur : Qui se suicide ainsi en y mettant un temps fou ? Qui se suicide et écrit en plus son agonie dans un cahier à spirale ? Au-delà de la sidération provoquée par ce geste, dont il va creuser et creuser la signification, c'est l'écrit qui est la clé de voute de cette histoire tragique. Pour l'auteur cela interroge la littérature. Écrire au moment de mourir : que signifie écrire son agonie ? Est-ce toujours la vie qui écrit ? Est-ce la mort qui déjà commence à écrire ? Quelle utilité a ce journal monstrueux de la vie face à la mort ? « Est-ce pour qu'on le lise ? Qu'on s'en rende compte ? S'épouvante ? La pleure ? Faire honte à ceux qui liraient ? ». le statut de la littérature, voilà ce que cette façon de mourir interroge profondément.

« À l'antenne, un passage du cahier avait été lu : "Mardi : la langue dégorge comme un escargot". Ce n'était peut-être pas "mardi" mais, trente-trois ans plus tard, je me rappelais encore cette phrase. Je me la rappelais comme si c'était hier. En moi elle s'était gravée. Ces mots, je l'avais vue les écrire dans son cahier. J'avais vu l'escargot ! J'avais vu sa langue dégorger dans sa bouche et je l'avais sentie enfler et boursoufler et déglutir dans ma propre bouche et cette sensation m'avait poursuivi. Cette vision m'avait glacé. Comme une énigme sans fin. Une tentation ? ».
La « langue-escargot », incroyable flèche surréaliste, qui se fiche avec brutalité, fascination, dégout, dans notre imaginaire. Oui, l'auteur, et nous le comprenons, prête une grande qualité littéraire à ce journal, s'interrogeant profondément sur sa valeur, notamment lorsqu'il va lire durant son enquête « Les carnets de la momie » de Masahiko Shimada racontant le suicide par inanition d'un inconnu, de même suicide à petit feu raconté dans un journal intime. Sauf que Masahiko Shimada ne fait qu'inventer et n'a pas vécu cette agonie. La réalité versus la fiction.

De ces deux questions, clés de voute de la recherche de l'auteur, deux enquêtes forment les piliers du livre :
D'une part savoir quelle a été la vie de cette femme pour en arriver, en 1984, à se laisser mourir de faim. Est-il possible de retracer sa biographie, de comprendre quelque chose à cet acte sidérant ?
D'autre part retrouver le fameux journal dont une seule page a été arrachée par la presse au moment des faits, unique page connue donc.
Ces deux objectifs ont amené l'auteur dans une enquête au long cours tout à fait vertigineuse, haletante et passionnante. Cette enquête convoque la généalogie, ainsi que la psychogénéalogie, en remontant l'histoire de cette femme sur quatre générations ; elle fait appel à la psychiatrie ; elle convoque la sociologie en nous racontant la vie dans le Berry, à Bommiers précisément (et la fameuse angine couenneuse qui fit rage à cette période), au 19ème siècle et en nous expliquant comment certains membres de cette famille, à commencer par le grand-père de Marcelle, se sont extraits de ce lieu et de la condition précaire de journalier qui se situe au plus bas de l'échelle sociale dans le monde paysan ; cette enquête fouille l'histoire personnelle de Marcelle Pichon qui a vécu son enfance dans les années 20 dans le 15ème arrondissement, élevée par son père seul, sa mère les ayant abandonné tous deux alors qu'elle était petite fille, histoire personnelle qu'il entremêle à la grande Histoire avec un h majuscule, notamment les années folles, la colonisation, la période de l'occupation puis l'après-guerre.

N'ayant pas le droit de se baser uniquement sur le réel (le livre démarre par la non-autorisation de la part de la petite fille de Marcelle Pichon pour l'auteur de parler de sa grand-mère), Grégoire Bouillier place ce réel dans une fiction. L'histoire de deux détectives, Bmore et Penny enquêtant sur cette Marcelle P. pour le compte du client Grégoire Bouillier. Les chapitres montrant leurs échanges et leurs interrogations sont très cocasses et drôles, Penny valant son pesant de cacahouètes. Que de fous rires à des moments où je ne m'y attendais pas; cette relation apporte beaucoup de fraicheur et de légèreté au récit. Ainsi au lieu de déformer la réalité, cette fiction apporte à la réalité qui reste bien la matière première unique du récit de Grégoire Bouillier, la réalité étant elle-même une construction, la meilleure des constructions pour l'auteur.

Rien, aucune piste n'est écartée par le duo d'enquêteurs, même les plus surprenantes (comme cet appel aux sciences occultes, cette référence au cinéma avec notamment Shining, voire le recours à la psychomorphologie et à la graphologie). Tout est sérieusement envisagé, depuis le choix du prénom Marcelle, en passant par les conséquences psychologiques de l'abandon de sa mère alors qu'elle avait sept ans (et il est de notoriété publique qu'il existe un lien entre la nourriture et la relation à la mère), la présence dans notre ADN des famines vécues par nos ancêtres, notamment des ancêtres de Marcelle Pichon au fin fond du Berry, la vie des femmes mannequins dans les années 40 (car Marcelle a été un petit laps de temps mannequin dans une grande maison de couture), l'influence architecturale et géographique de cet appartement dans lequel elle s'est laissée mourir de faim, les relations avec ses maris, son père et ses deux enfants, l'étude des rares cas de suicide par inanition dans l'histoire, le rôle des religions... L'invisibilité en filigrane, tout le temps. Invisibilité de cette petite fille que la maman va abandonner, invisibilité de la condition sociale de la lignée de Marcelle Pichon, invisibilité de cette femme objet en tant que mannequin, invisibilité d'une maman dont les liens avec ses enfants sont ténus, invisibilité d'une femme sous les coups, invisibilité de l'amante en tant que maitresse, invisibilité de la tombe sans nom.
Ce suicide en revanche est tout sauf un acte invisible. Il étire, dilate le temps. Une réclusion choisie, comme celle vécue par certaines femmes au Moyen-Age dans des réclusoirs battis à cet effet, qui nécessite temps, endurance et souffrance. Un cri. le cri d'une victime… ou bien d'un bourreau d'ailleurs ?

Tous les éléments de cette enquête, archives, coupures de presse, photos de Marcelle Pichon, photos de l'appartement rue Championnet, photos jaunies du Berry, actes de naissance, de divorce, de décès, arbre généalogique, registre du recensement, vidéos et même une pétition (si si), sont regroupés sur un site internet sur lequel le lecteur est convié s'il le désire. C'est troublant d'y aller en cours de lecture mais il ne faut pas y aller trop tôt, certains éléments pouvant être dévoilés indirectement.

Grégoire Bouillier tire ainsi tous les fils de l'histoire, il ne rate aucun élément, aucun angle d'attaque, puisant dans chaque piste jusqu'à sa substantifique moelle, étonné parfois par les incroyables coïncidences et signes qu'il arrive à déceler, il mène l'enquête avec passion et abnégation, avec humour et autodérision aussi. Chaque élément visité n'apporte pas de réponses mais met en lumière sans cesse de nouvelles interrogations. « Ainsi l'histoire ne finit jamais. La mort est vaincue ». Il se base sur trois facultés essentielles à la base de « l'arbre du savoir » selon lui : la mémoire, la raison et l'imagination. Sa recherche est ainsi complète et infinie. Cela rappelle, dans la méthode et le ton, un Philippe Jaenada écrivant sur Pauline Dubuisson ou encore, mais de façon plus éloignée, un Modiano écrivant sur Dora Bruder.

Ce livre rend ainsi grâce au pouvoir de la littérature. le vrai sujet du livre est la littérature, le coeur de l'enquête est non de savoir précisément qui était Marcelle Pichon, « insaisissable est la réalité d'un seul individu », mais juste d'avoir le désir fou d'écrire sur elle.

« de sa naissance à sa mort, l'existence de Marcelle ressemble à une longue et lente éclipse. Et, à la fin, elle-même s'éclipsa du monde, la mort passant quarante-cinq jours durant devant sa vie pour l'obscurcir complètement. Ce pourquoi on ne peut la regarder en face car on s'y brûlerait les yeux, mais seulement au travers de verres teintés, cet autre nom de la littérature ».

Les références et liens à de multiples livres (et à de nombreux films aussi) constituent d'ailleurs une vraie richesse colorant le récit, et sont sources d'hypothèses pour l'enquête, voire parfois de solutions. « L'histoire n'est pas seulement affaire de dates et de faits, de généalogie familiale et de pratiques sociales, mais également celle d'oeuvres de l'imagination ». Parmi les romans, il y a notamment (il y en a beaucoup, je cite ceux que je veux absolument lire en priorité suite à ce livre) Kafka et son « Un champion de jeûne », Roland Topor et « le locataire chimérique » publié en 1964, ou encore Oscar Wilde et « le portrait de Dorian Gray, et, comme cité précédemment, « Les carnets de la momie » de Masahiko Shimada racontant un suicide par inanition en 1989. Ces références passionnantes sont développées au coeur du texte pour certaines d'entre elles, évoquées via les citations qui démarrent chaque chapitre pour d'autres. Un livre qui donne véritablement envie de lire d'autres livres, qui ouvre des horizons, de nombreuses réflexions.
Un livre qui enrichit son lecteur en partant d'un fait divers à priori sordide. « Tout livre est une bibliothèque » nous dit l'auteur et oui, c'est un livre bibliothèque, un livre fleuve, un livre arbre que j'ai trouvé tout simplement fascinant. Ce n'est pas le sujet qui fait le livre, c'est le livre qui fait le sujet, nous explique Grégoire Bouiller et ce livre en est une incroyable démonstration. le livre ferait même le sujet et l'auteur selon lui. le même fait divers raconté par un autre écrivain donnerait un autre livre. Mais pour ma part, je mettrais ma main au feu que ce serait celui-ci, celui de Grégoire Bouiller qui serait de très loin le meilleur (allez peut-être un Philippe Jeanada s'en sortirait pas si mal lui non plus).
Un livre somme, une somme humaniste et non simplement humaine, qui mérite d'être auréolé. Vous l'aurez compris, un énorme coup de coeur, mon coup de coeur en cette rentrée littéraire 2022, mon coup de coeur haut la main pour un roman contemporain qui m'a tenu en haleine pendant une petite poignée de jours durant lesquels jours et nuits se sont confondus, durant lesquels les heures se sont égrenés au rythme des chapitres et des 900 pages parcourues, une lecture en apnée comme cela arrive si rarement dans une vie Selon mon humble avis, ce livre est un chef d'oeuvre !

De l'art de partir d'un fait divers pour façonner une tombe (j'allais dire bombe) littéraire extraordinaire et sortir cette femme, mais aussi toute femme, de l'invisibilité. Grégoire Bouillier a mené une enquête vertigineuse marquée du sceau du désir et de la passion lui permettant de dépasser la tragédie singulière pour l'universalité, avec pour matériaux la raison, la mémoire et l'imagination. Avec la volonté d'élucider le cas Marcelle Pichon, à savoir "déployer toute l'opacité de son mystère, clarifier les termes mêmes de sa noirceur". Avec la volonté de se retrouver lui-même.
Cet auteur a un talent de conteur hors norme qui permet, si nous l'avons en nous, de faire chanter notre oiseau bleu, tout simplement…

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Après avoir écouté Grégoire Bouillier, le samedi 24 septembre 2022, aux Correspondances de Manosque, j'avais été emballé par la présentation de son dernier roman : le coeur ne cède pas.
Dès l'entretien terminé, livre en mains, l'auteur nous le dédicaçait avec un clin d'oeil sympa à Philippe Jaenada.
Le coeur ne cède pas, un gros pavé de 903 pages, bien au chaud, chez moi, m'attendait. Finalement, après plusieurs semaines d'hésitation, j'ose écrire d'appréhension, j'ai enfin sauté le pas pour me lancer dans ce marathon de lecture avec prise de notes, comme j'en ai l'habitude.
À Manosque, Grégoire Bouillier avait affirmé sa passion pour l'écriture, précisant qu'il ne savait plus s'arrêter, une fois lancé. Cela, j'ai pu le constater et l'apprécier.
L'auteur est parti d'un fait divers qui avait défrayé la chronique : Marcelle Pichon, soixante-quatre ans, avait été découverte dans son appartement parisien plusieurs mois après sa mort, en août 1985. Voulant mourir de faim et noter ce qu'elle ressentait sur un cahier d'écolier, Marcelle Pichon est restée coupée du monde entre le 23 septembre et le 6 novembre 1984, soit quarante-cinq jours passés à perdre la vie, peu à peu, dans de terribles souffrances. Cette mère de deux enfants, deux fois divorcée, était surtout présentée comme ancien mannequin, ce qui excitait d'autant plus une curiosité malsaine.
Décidé à en savoir plus, Grégoire Bouillier crée un cabinet fictif de détectives : Bmore & Investigations, avec, à la baguette, Baltimore (Bmore), et son assistante, Penny. Lors de la présentation du livre, je n'avais pas trop saisi le principe mais, à la lecture, j'ai trouvé l'idée géniale.
Souvent, je ne sais pas trop qui s'exprime, Bmore ou Grégoire Bouillier mais qu'importe, car les deux ne font qu'un et l'auteur en joue très habilement. Par contre, les interventions de Penny apportent à chaque fois une dose précieuse d'humour grâce à ses échanges avec Bmore.
Justement, ces échanges n'ont rien de conventionnel puisque Penny n'emploie jamais « Je » lorsqu'elle s'exprime mais « celle-ci »… Faut s'y faire mais ses réactions, ses coups de colère, ses trouvailles aussi ont rendu ma lecture moins monotone et pleine de rebondissements.
Si Grégoire Bouillier rend hommage à Philippe Jaenada, le citant d'abord puis le sollicitant bien plus tard, il mêle sa vie personnelle à l'histoire comme le fait avec talent l'auteur de la petite femelle. Grégoire Bouillier va même plus loin en développant de véritables pages d'histoire, citant quantité d'auteurs, de films, de tableaux, de musiciens… Si parfois, j'ai cru perdre le but du livre, l'auteur, habilement me ramenait à… Marcelle Pichon.
Littérairement, le coeur ne cède pas est un excellent roman. Une page comme celle consacrée à Irène Omélianenko (autrice, documentariste et productrice à Radio France) est très belle. Avec grand talent, Grégoire Bouillier sait détailler le moindre sujet, la moindre info, développe, explique puis m'entraîne sur un nouveau terrain imprévu.
Trois années de recherches obstinées, de recoupements de l'histoire familiale de Marcelle Pichon, de déplacements aussi, permettent de collecter des détails passionnants autour de la vie de celle qui se faisait appeler Florence quand elle faisait partie du « cabinet Jacques Fath » durant l'Occupation, dans les années 1940. Cette période sinistre de notre Histoire n'était pas vécue de la même façon par tous les Français. Comme bien d'autres, ce grand couturier collait aux basques des nazis installés dans notre pays. Ces derniers profitaient aussi d'énormes avantages, assurant l'extermination des Juifs et des Résistants avec l'aide active du régime de Vichy.
L'enquête de Bmore & Investigations progresse malgré les digressions toujours intéressantes, très justes et non dépourvues d'humour. Par exemple, l'auteur, de temps à autre, barre un mot pour le remplacer par un autre. Cela en dit plus long qu'un long paragraphe. Près de la fin, il noircit carrément tout un passage pour démontrer qu'il ne peut pas divulguer la teneur d'une conversation privée sans l'accord de son interlocutrice.
Il s'agit, en l'occurrence, de la petite-fille de Marcelle qui lui avait interdit d'écrire sur sa grand-mère, sans succès, heureusement, mais la marge de manoeuvre de l'auteur s'en trouvait limitée.
J'arrête là mon ressenti et ces quelques instantanés sur un livre comptant 99 chapitres et un épilogue, plus un oiseau bleu qui intervient souvent dans le récit.
Malgré recherches dans les archives, mise à contribution d'une radiesthésiste, d'un magnétiseur, d'une graphologue, d'une morphopsychologue, d'une astrologue, tout ce roman est finalement bénéfique à l'auteur lui-même. Il réussit à révéler une partie de son histoire qu'il refusait de voir mais je n'en dis pas plus.
Passionnant, captivant, intrigant, lassant parfois, souvent très instructif, le coeur ne cède pas est une belle performance littéraire qui m'a parfois désorienté et emmené dans des directions insoupçonnées pour tenter de comprendre pourquoi Marcelle Pichon en est arrivée à ce suicide au ralenti. Son histoire familiale, sa vie professionnelle, ses secrets, ses zones d'ombre plus le témoignage de son petit-fils éclairent toute une époque pas si lointaine que j'ai pu redécouvrir avec beaucoup d'intérêt.
J'ajoute que quelques photos et documents ont été inclus dans le coeur ne cède pas et que Bmore & Penny mettent à notre disposition un maximum d'images, fruits de leurs recherches, sur www.lecoeurnecedepas.com , une très intéressante initiative.

Lien : https://notre-jardin-des-liv..
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Désolé, mais un roman de plus de 900 pages n'a pas sa place dans ma PÀL déjà débordante. Il a beau avoir été en lice pour les Prix Goncourt, Femina et Renaudot et avoir remporté le Prix André Malraux 2022, il faut savoir se fixer des limites dans la vie et les respecter quoi qu'il advienne. Même si l'auteur parvient à titiller ma curiosité lors de son passage à La Grande Librairie et que son nouveau présentateur, Augustin Trapenard, affirme haut et fort qu'une fois entamé il est impossible de la lâcher cette brique qui doit probablement déborder de longueurs interminables, c'est bien mal connaître mon caractère intransigeant. D'ailleurs, je vais vite m'empresser de vous prouver qu'il a tort, ce suppléant à deux balles de François Busnel qui croît pouvoir agiter sa carotte dans mon écran de télévision comme si j'étais le dernier des ânes: allez hop, juste vingt petites pages et je le redépose vite fait moi, son soi-disant OVNI littéraire… ouais, finalement peut-être pas si vite que cela… ah déjà plus de 150 pages de lues là quand même… et merde !

Tout aurait pu très bien se passer pourtant car ce roman était bien parti pour ne jamais voir le jour. OK, en 1986 Grégoire Bouillier avait certes entendu parler d'un fait divers marquant à la radio. Une ex-mannequin prénommée Marcelle Pichon s'était laissée mourir de faim dans son petit appartement parisien du XVIIIe en consignant chaque étape de sa lente et horrible agonie dans un journal intime durant quarante-cinq jours, et ce n'est que dix mois après sa mort que le corps momifié de la pauvre femme de 64 ans et ses écrits avaient été retrouvés. Un suicide d'une lenteur déconcertante qui n'avait certes jamais totalement quitté les pensées de l'ancien journaliste, mais vu qu'il avait oublié tous les détails de l'affaire en question, du nom de la victime à celui de l'émission, en passant par la date approximative du drame, aucun risque qu'il en fasse un jour un roman. de plus, en 2018, le garçon n'a aucune envie d'écrire car il nage dans une solide déprime.

Pourtant, plus de trente années après les faits, lors d'une discussion totalement fortuite à l'occasion d'une soirée d'anniversaire où il n'avait même pas envie d'aller, subitement un des invités semble détenir une piste et rallume la flamme de cet auteur qui n'avait pourtant aucune chance de terminer dans ma PÀL. Même l'interdiction formelle de la petite fille de Marcelle Pichon d'écrire quoi que ce soit sur sa grand-mère ne parviendra pas à l'empêcher de plonger dans une enquête obsessionnelle sur les traces de cette femme, cherchant à comprendre le pourquoi qui se dissimule derrière ce fait divers pour le moins sordide qu'il n'a jamais su oublier.

Afin de se protéger d'éventuelles poursuites judiciaires de la part des descendants de Marcelle Pichon, Grégoire Bouillier choisit de dissimuler le réel au coeur d'une fiction dans laquelle il devient le détective privé Baltimore, patron de l'agence Bmore & Investigations, où il est secondé par une jeune et pétulante assistante prénommée Penny. Un contexte fictif qui lui permet d'explorer la moindre piste, allant d'archives en tout genre à du travail de terrain, et des éléments d'enquête que le lecteur peut même consulter en ligne sur www.lecoeurnecedepas.com, le site Internet tenu à jour par Bmore & Investigations…afin que rien ne se perde.

Si ce récit hors normes et totalement subjectif trouve ses racines dans un fait divers ancien, l'auteur en explore chaque branche, voyageant dans le temps et dans l'arbre généalogique de Marcelle Pichon sur plus de deux siècles, multipliant les digressions, les anecdotes historiques, les hypothèses parfois farfelues, les fausses pistes et les références littéraires, cinématographiques et autres. Un procédé qui ne le met certes pas à l'abri de quelques longueurs, de sujets qui sont parfois forcément moins intéressants que d'autres, d'un fil conducteur qui semble parfois vouloir lui échapper et de nombreux indices qui finissent en cul-de-sac, mais c'est tellement bien écrit et débordant d'humour et d'autodérision, qu'on se laisse volontiers embarquer, oubliant finalement de compter les pages. de plus, en partant à la recherche de cette femme qui l'intrigue depuis si longtemps, c'est lui-même qu'il va finalement rencontrer, donnant à cet ovni littéraire de plus de 900 pages des allures autobiographiques souvent très poignantes, à l'image de ce dix-huitième chapitre sur ses propres origines ou cet épilogue faisant office de centième chapitre qui dévoile finalement les carnets de sa propre agonie…
Lien : https://brusselsboy.wordpres..
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Grégoire Bouillier n'a jamais pu oublier ce fait divers entendu à la radio en 1985 : on avait découvert, chez elle, dix mois après sa mort, le cadavre d'une femme qui s'était laissée mourir de faim en tenant le journal de son agonie. Aussi, lorsque le hasard d'une rencontre, trente-trois ans plus tard, fait ressurgir cette histoire dans sa vie, le voilà qui, plus que jamais intrigué par ce suicide si particulier et, surtout, par cette étrange application à en décrire chaque étape, s'adjoint deux doubles de fiction, le détective privé Baltimore et sa pétulante assistante Penny, pour tenter de retracer le parcours de celle dont on a juste retenu qu'elle fut mannequin dans les années cinquante, avant d'attribuer sa mort à un scandaleux drame de la solitude.


A vrai dire, les traces laissées par Marcelle Pichon sont des plus ténues et, faute d'éléments franchement tangibles, l'auteur qui, lui, nous ouvre les carnets, non pas de quarante-cinq jours d'agonie, mais de plus de trois ans d'enquête, opère par larges cercles concentriques, rassemblant les maigres indices, imaginant, à partir de ce qu'il reconstitue de leur contexte et de la généalogie de la famille, ce qu'ont pu être l'enfance de Marcelle à Paris dans les années vingt et sa jeunesse pendant l'Occupation, faisant feu de tout bois, de l'exploration d'archives en tout genre à l'enquête de terrain, de vieilles photographies à la morphopsychologie, de références littéraires et cinématographiques à l'astrologie et au tarot divinatoire, pour former mille hypothèses sur sa personnalité.


Relatée en près de mille pages avec autant de verve que d'humour, c'est bientôt cette quête, immense, minutieuse, obsessionnelle, qui devient le vrai sujet du roman et, de manière de plus en plus évidente, le bac révélateur où se dévoile lentement, telle une photographie argentique, une part très personnelle de l'auteur. « On ne se doute pas de ce que font les livres à ceux qui les écrivent. » Et, avant de les avoir achevés, les auteurs ne savent sans doute pas non plus toujours pourquoi ils les écrivent, d'où leur vient cette obsession à creuser follement certains sujets. « Depuis le début, il ne s'agissait que d'une chose : transformer l'impossible désir de savoir qui était Marcelle Pichon en possible désir d'écrire sur elle. » Un désir au final révélateur de mystères enfouis au plus profond de l'intimité de Grégoire Bouillier.


« Récit absolument subjectif » d'une « enquête absolument scrupuleuse », chasse au trésor qui en cache un autre, miroir de moins en moins embué des propres obsessions de l'auteur, ce livre, aussi épais que riche et passionnant, est autant l'exploration intelligente et inventive d'un mystérieux fait divers que de ce que ses échos chez l'auteur révèlent de lui-même et à lui-même. le tout s'assortissant d'une composition habile et rythmée, agréablement pimentée d'un humour savoureux, c'est le coup de coeur assuré pour ce roman dont, après tant de pages, l'on regrette pourtant d'en être déjà parvenu à la dernière.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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« Diderot et D Alembert innovèrent dans l'art difficile d'épeler toutes les lettres du mot Connaissance en proposant un « arbre du savoir » s'articulant autour de trois facultés : la mémoire, la raison et l'imagination. »

C'est précisément en exploitant à plein ces trois facultés que Grégoire Bouillier, ou plutôt Bmore, le détective privé qu'il crée pour l'occasion assisté de la pétulante Penny, va mener son enquête. Car il s'agit bien d'une enquête relatée dans ce livre, une enquête d'un genre particulier ayant pour origine un fait divers survenu au milieu des annes 80, fait divers dont Grégoire Bouillier eut connaissance tout à fait par hasard à l'occasion d'une émission entendue à la radio, et dont il conserva un souvenir aussi vague que tenace durant trente-trois années (!) le fait divers en question, ou plutôt le souvenir qu'en a conservé Bouillier, tient en deux phrases : le corps momifié d'une femme a été découvert dix mois après sa mort dans son petit appartement. Il s'agirait d'une ancienne mannequin qui s'est laissée mourir de faim, et qui a consigné dans son journal les différentes étapes de son agonie.

Voilà, en peu de mots, tout ce dont l'auteur se souvient. de cela, ainsi que d'une phrase extraite du journal et lue à l'antenne : « Mardi : la langue dégorge comme un escargot. » Voilà ce qui le hante et l'obsède depuis plus de trente ans, voilà ce qui le fascine, et comment ne pas être fasciné ? :

« Qui se suicide en y mettant un temps fou ? Et qui, se suicidant en y mettant un temps fou, en témoigne par écrit, se regardant méticuleusement mourir à petit feu, comme une hallucination morbide – ou une volupté innommable ? »

Voilà ce qui constitue le point de départ d'une minutieuse enquête dont le lecteur va suivre pas à pas la sinueuse progression, une enquête rigoureuse et fantasque, érudite et subtile, émouvante et cruelle, excitante et déroutante à l'issue de laquelle on en saura un peu plus sur la mystérieuse Marcelle Pichon, mais là n'est pas l'essentiel. L'essentiel n'est évidemment pas le résultat de l'enquête, mais l'enquête elle-même :

« Car il s'agit de cela depuis le début : allez au bout de l'histoire, peu importe le résultat. Vous comprenez, Penny ? La chasse au trésor est elle-même le trésor. »

L'essentiel n'est pas de savoir qui était véritablement Marcelle Pichon puisque tel est son nom, sa vie, son oeuvre, ses amours, ses méfaits, ses joies, ses angoisses. Honnêtement, on s'en fiche de cette femme, ce n'est pas le sujet. Enfin, si, c'est le sujet, mais un sujet prétexte à tout autre chose. Et c'est dans cet autre chose que réside l'immense intérêt de ce livre. Un autre chose qui, articulant brillamment les trois facultés énoncées par Diderot et D Alembert, mémoire, raison et imagination, explore des pans entiers de l'Histoire de France, en particulier la période trouble de l'Occupation, fouille sans vergogne et pour notre plus grande joie dans la littérature et le cinéma à la recherche de clés, de correspondances et de coïncidences signifiantes, exploite toutes les ressources imaginables en matière d'enquête — journaux, archives, témoignages, radiesthésie, graphologie, morphopsychologie, voyance, astrologie, psychiatrie…
J'ai écrit plus haut que Marcelle Pichon était le prétexte à tout autre chose. Je ne veux pas dire par là que Marcelle Pichon n'est qu'un prétexte et rien de plus. C'est même tout le contraire. Marcelle Pichon n'est pas contingente, Marcelle Pichon est nécessaire et c'est par elle et exclusivement par elle que va advenir « l'autre chose ». C'est en déroulant méthodiquement un à un les innombrables fils menant à Marcelle Pichon que Bmore assisté de Penny va explorer tel phénomène historique, tel personnage célèbre, tel livre, tel film, tel lieu… C'est en ce qu'ils sont susceptibles de nous éclairer sur un pan de la vie, ou de la personnalité de Marcelle Pichon que l'on s'attarde sur l'autobiographie de Piéral, le nain le plus célèbre du cinéma français, sur les recluses, ces femmes qui choisirent de s'emmurer vivantes au Moyen-Âge, sur Les carnets de la momie de Masahiko Shimada ou sur le film de Chantal Akerman, Jeanne Dilman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, etc, etc…

Marcelle est bien davantage qu'un prétexte, elle est une obsession et la raison de cette obsession va nous être peu à peu révélée, de sorte que nous en saurons beaucoup plus à la fin de notre lecture sur Bouillier alias Bmore qu'au début du livre. Car l'enquête officielle sur Marcelle va se doubler d'une enquête officieuse, souterraine, sur l'auteur lui-même, conférant au livre une tonalité autobiographique et psychanalytique particulièrement originale.
Marcelle est un miroir dans lequel l'auteur découvre des choses insoupçonnées sur lui-même :

« Et c'est bien à cela que m'a conduit Marcelle Pichon. À reconnaître cette part de mon être occultée depuis toujours. »

Marcelle est un trou noir dans lequel il a peur de sombrer. À plusieurs reprises, Bouillier revient sur sa crainte des phénomènes de contagion mimétique longuement développés par René Girard, invoquant sa terreur de se faire posséder par Marcelle comme Trelkovski l'est par Simone Choule dans le locataire chimérique de Roland Topor :

« Je sentais que Marcelle Pichon, profitant de mon empathie, laquelle cache peut-être un trouble identitaire, avait le pouvoir de modifier ma personnalité. »

Grégoire Bouillier résiste à la tentation du vide, il tient son cap avec obstination et, s'appuyant sur son double de fiction Bmore, inénarrable mélange de Sherlock Holmes et de Rouletabille, il nous offre ce livre inclassable, livre-enquête en forme d'autofiction à moins que ce ne soit l'inverse, un livre d'une rare intelligence et d'une irrésistible drôlerie qui bouscule nos préjugés, nos petites et grandes lâchetés, questionne notre rapport à la vérité, à notre identité et à notre humanité.

Je dédie en particulier ce billet à Louis (@aleatoire) et à Chrys (@HordeDuContreVent) qui m'ont montré le chemin jusqu'à ce livre.
Je dédie plus généralement ce billet à tous ceux qui, ayant su conserver leur âme d'enfant, chérissent en eux l'oiseau bleu :

« Tout est jeu, c'est-à-dire non pas factice mais incroyablement sérieux et réel. »
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critiques presse (7)
Culturebox
05 janvier 2023
A travers ce fait divers, et le récit de son enquête, c'est aussi son regard incisif sur l'histoire et le monde contemporain que partage avec le lecteur Grégoire Bouillier.
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Marianne_
21 novembre 2022
C'est un livre épais, obsessionnel et pointilleux. Tout au long des 900 pages de « Le cœur ne cède pas », l'ancien journaliste Grégoire Bouillier dissèque un fait divers tout sauf banal : le suicide au ralenti, par non-alimentation, d'une retraitée dans son appartement parisien. Saisissant.
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Culturebox
31 octobre 2022
"Un récit de soi (…) farci de digressions brillantes, émouvantes, drôles"
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LaLibreBelgique
14 octobre 2022
En distillant au fil de ce roman-fleuve des considérations, toujours goûteuses, sur la littérature et l'art d'écrire, il nous montre que finalement, c'est (ainsi que son texte le prouve) à son art qu'il offre le premier rôle.
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LeMonde
28 septembre 2022
Il y a donc quelque ironie, mais nul paradoxe, à ce que Le cœur ne cède pas, fort de ses 900 pages, se présente comme un livre particulièrement roboratif quand bien même il s’attache à l’histoire d’une femme, Marcelle Pichon, ancien mannequin qui s’est laissée mourir de faim chez elle, en 1985.
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LeSoir
28 septembre 2022
Son nouveau roman, « Le cœur ne cède pas », est un des plus impressionnants de la rentrée littéraire.
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LesInrocks
29 août 2022
Grégoire Bouillier se lance dans une folie littéraire de grande envergure. L’élucidation d’un fait divers qui se ramifie au fil de ses centaines de pages, croise bien des histoires de France, mêle la biographie à l’autobiographie, nous emporte et nous emballe, l’humour en bandoulière.
Lire la critique sur le site : LesInrocks
Citations et extraits (192) Voir plus Ajouter une citation
J'aurais voulu lire le cahier dans son intégralité. Le tenir entre mes mains et tourner chacune de ses pages, apprécier chacun de ses mots, relier entre elles toutes les phrases afin d'avoir une vision d'ensemble, seule susceptible de livrer la logique et le secret de ce qu'elle avait écrit et donc vécu. Quel document ! me disais-je. Je ne doutais pas de sa valeur littéraire. Je voulais y croire. C’était le journal, non de la vie, mais de la vie face à la mort. C'était le journal de la vie se regardant mourir. De la vie se donnant la mort. C'était, écrit noir sur blanc, le face à face le plus ultime qui soit. C'était fou. Ce texte était unique. Il témoignait d'une expérience vécue à nulle autre comparable. D'une expérience individuelle des limites. Du passage intime de la vie à trépas, mais infiniment au ralenti. À la vitesse d'une image par seconde. D’un seul battement de cœur par heure. La vitesse de l'escargot ! Aucun écrivain ne s'était approché si près de l'abîme. Ni Sade ni Rimbaud ni Lautréamont ni même Arthaud. Les derniers jours d’un condamné à mort de Hugo ne parlaient pas de ça. Il n'y avait que Hervé Guibert, peut-être, oui. Dans son livre Cytomégalovirus. Et son film La pudeur ou l’Impudeur, qui ne cachait rien de la maladie, dévoilait tout du malade, jusqu'à l'effroi nu. Mais la mort était venue à Guibert de l'extérieur. Elle lui avait été transmise. Ce n'était pas lui qui, en conscience, s'était inoculé le virus du sida. Il ne s'était pas suicidé. Il n'avait pas volontairement, mis fin à son existence. Au contraire. Ce qu'il avait fait, c'était raconter son combat contre la maladie et sa défaite. Lui était une victime alors que cette femme était son propre bourreau et, en ce sens, ce journal m'apparaissait d'autant plus vertigineux. Il était un absolu. Il était le noir au-delà du noir. L'inconcevable même. Une sainte et sa haine. Je ne sais pas comment dire.

Je ne savais qu'une chose : cette femme me faisait peur. Elle me faisait peur. La férocité de son suicide me terrifiait. Et d'en avoir raconté l'atrocité me sidérait. Cela dépassait mon entendement. Pour moi, quelque chose ne collait pas. Deux choses ne collaient pas.
1. Qui se suicide en mettant un temps fou ?
2. Et qui, se suicidant en y mettant un temps fou, en témoigne par écrit, se regardant méticuleusement mourir à petit feu, comme une hallucination morbide ou une volupté innommable ?
Pourtant, quelque chose m'attirait chez cette femme. Je me sentais proche de sa monstruosité. Inexplicablement proche. A la façon de deux aimants aux pôles inversés : il se repoussent et s'attirent à la fois. Ce sentiment m'effarait, au point que c'est de moi que j'avais peut-être peur.
(p.28 29)
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À côté de son corps décomposé, momifié sur le lit, loque affreuse, charnier obscène, on avait trouvé un cahier d’écolier. Cahier dans lequel, expliquait l’écrivain à la radio, cette femme racontait s’être laissée mourir de faim. Cahier dans lequel, au jour le jour, elle avait consigné sa lente agonie, notant de façon clinique et lapidaire, sans la moindre émotion qui ne soit justement cette absence d’émotion, la détérioration de son corps, les effets de la privation de nourriture, l’horreur que c’est de mourir de faim à petit feu, pendant des jours et des semaines. Pendant un temps abominable. À l’antenne, un passage du cahier avait été lu : « Mardi : la langue dégorge comme un escargot. » Ce n’était peut-être pas « mardi » mais, trente-trois ans plus tard, je me rappelais encore cette phrase. Je me la rappelais comme si c’était hier. En moi elle s’était gravée. Ces mots, je l’avais vue les écrire dans son cahier. J’avais vu l’escargot ! J’avais vu sa langue dégorger dans sa bouche et je l’avais sentie enfler et boursoufler et déglutir dans ma propre bouche et cette sensation m’avait poursuivi. Cette vision m’avait glacé. Comme une énigme sans fin. Une tentation ? Entendant à la radio l’histoire de cette femme, entendant sa solitude et sa volonté terrifiante d’en finir, entendant ses mots et sa folie de les mettre par écrit dans un cahier d’écolier, je ne l’avais plus jamais oubliée. Je n’avais plus cessé de penser à elle, son souvenir m’accompagnant de loin en loin, comme un leitmotiv insistant, une compassion revêche, une question faramineuse. Qui était cette femme ? Comment en était-elle arrivée là ? Comment avait-elle pu ?
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Ô la fantastique émotion de faire surgir des figures d’un passé révolu, d’exhumer des dates, des lieux, des époques et les existences dont, en ombres chinoises, elles témoignent encore, de ressusciter pour moi seul des morts oubliés depuis si longtemps qu’on croirait qu’ils n’ont jamais existé. Pourtant, ils existèrent, les Joseph Pichon, les Marie Ribault, les Clémentine Reviron, les Joseph Desmolles, les Claudine Trouillet, les Jean-Marie Landré et tous les autres. Ils vécurent, eurent des joies, des peines, des rêves, des amours, des malheurs, des parents et des enfants, etc. Sans eux, Marcelle Pichon n’aurait jamais vu le jour. Sans nos ancêtres frappés aujourd’hui d’anonymat comme nous le serons nous-mêmes un jour, personne ne serait ici et maintenant. Si cela n’avait tenu qu’à moi, je serais remonté dans le temps le plus loin possible, jusqu’aux origines de l’état civil en 1792, jusqu’aux premiers registres des baptêmes instaurés par François 1er en 1539, jusqu’aux hommes des cavernes et même jusqu’à l’apparition de la vie sur Terre, les premières lueurs cosmiques, le Big Bang et même au-delà si c’était possible, tellement la question de nos origines est un puits sans fond. Une énigme immarcescible et, pour cette raison, la plus susceptible d’exorciser l’angoisse et l’incrédulité que constitue notre présence sur Terre alors que rien ne la justifie, qu’elle n’est rien d’autre, au sens propre, qu’insensée.
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Prologue

« Monsieur Bouillier,
Avoir accepté de vous rencontrer était une erreur.
Quelques jours ont passé depuis notre rencontre et je vous informe que je m’oppose fermement à votre projet de livre sur ma Grand-Mère.
Vous m’avez fait part de votre « inexplicable passion » pour l’histoire de ma Grand-Mère. Cela vous regarde. Moi, ce que je ne m’explique pas, c’est votre insistance et les recherches extrêmement intrusives que vous avez menées sur ma Grand-Mère dans l’optique de votre livre. Je les trouve déplacées et choquantes.
Je vous dis donc mon refus le plus ferme à ce que vous écriviez un livre concernant ma Grand-Mère ou qui impliquerait n’importe quel autre membre de ma Famille.
Je suis certaine que vous respecterez ma Décision.
Je ne doute pas que vous trouverez ailleurs matière à exercer vos talents littéraires et à investir vos « inexplicables passions ».
Avec mes salutations. »

Ce mail était signé… (ici une consonne, puis une voyelle) Il était signé… (roulements de tambour)
Vais-je le dire ? Courir le risque ? Braver la menace ?
Sachant que la décision que je vais prendre modifiera tout ce que je vais écrire à partir de maintenant, irrévocablement.
Sachant qu’il ne s’agit pas seulement du livre à venir, mais de la société tout entière.
Voilà qui dépasse largement mon cas personnel, même si je me retrouve impliqué au premier chef.

(Incipit)
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Je ne connais pas un homme, pas une femme, qui ne soit d’une manière qui lui est propre ce que son environnement fait de lui, que ce soit pour s’y conformer ou lui résister, ce qui revient géométriquement au même. Nous sommes des êtres sociaux et cela n’a rien à voir avec le fait de discuter au bistrot avec des amis ou des inconnus, mais tout avec l’incroyable porosité qui est la nôtre au monde extérieur et aux pressions que celui-ci exerce sur notre corps et sur notre esprit, qu’elles soient sociales, économiques, familiales, sentimentales, culturelles, événementielles ou tout ce qu’on veut. Si nous sommes quelque chose, nous sommes façonnés.
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Vidéo de Grégoire Bouillier
Il y a un an, une soirée spéciale a été organisée autour du roman "Le coeur ne cède pas" de Grégoire Bouillier (éditions Flammarion, prix André Malraux 2022) qui avait reçu une bourse d'écriture du CNL. Découvrez l'entretien enregistré avec l'auteur.
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