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Critique de AnnaCan


« Diderot et D Alembert innovèrent dans l'art difficile d'épeler toutes les lettres du mot Connaissance en proposant un « arbre du savoir » s'articulant autour de trois facultés : la mémoire, la raison et l'imagination. »

C'est précisément en exploitant à plein ces trois facultés que Grégoire Bouillier, ou plutôt Bmore, le détective privé qu'il crée pour l'occasion assisté de la pétulante Penny, va mener son enquête. Car il s'agit bien d'une enquête relatée dans ce livre, une enquête d'un genre particulier ayant pour origine un fait divers survenu au milieu des annes 80, fait divers dont Grégoire Bouillier eut connaissance tout à fait par hasard à l'occasion d'une émission entendue à la radio, et dont il conserva un souvenir aussi vague que tenace durant trente-trois années (!) le fait divers en question, ou plutôt le souvenir qu'en a conservé Bouillier, tient en deux phrases : le corps momifié d'une femme a été découvert dix mois après sa mort dans son petit appartement. Il s'agirait d'une ancienne mannequin qui s'est laissée mourir de faim, et qui a consigné dans son journal les différentes étapes de son agonie.

Voilà, en peu de mots, tout ce dont l'auteur se souvient. de cela, ainsi que d'une phrase extraite du journal et lue à l'antenne : « Mardi : la langue dégorge comme un escargot. » Voilà ce qui le hante et l'obsède depuis plus de trente ans, voilà ce qui le fascine, et comment ne pas être fasciné ? :

« Qui se suicide en y mettant un temps fou ? Et qui, se suicidant en y mettant un temps fou, en témoigne par écrit, se regardant méticuleusement mourir à petit feu, comme une hallucination morbide – ou une volupté innommable ? »

Voilà ce qui constitue le point de départ d'une minutieuse enquête dont le lecteur va suivre pas à pas la sinueuse progression, une enquête rigoureuse et fantasque, érudite et subtile, émouvante et cruelle, excitante et déroutante à l'issue de laquelle on en saura un peu plus sur la mystérieuse Marcelle Pichon, mais là n'est pas l'essentiel. L'essentiel n'est évidemment pas le résultat de l'enquête, mais l'enquête elle-même :

« Car il s'agit de cela depuis le début : allez au bout de l'histoire, peu importe le résultat. Vous comprenez, Penny ? La chasse au trésor est elle-même le trésor. »

L'essentiel n'est pas de savoir qui était véritablement Marcelle Pichon puisque tel est son nom, sa vie, son oeuvre, ses amours, ses méfaits, ses joies, ses angoisses. Honnêtement, on s'en fiche de cette femme, ce n'est pas le sujet. Enfin, si, c'est le sujet, mais un sujet prétexte à tout autre chose. Et c'est dans cet autre chose que réside l'immense intérêt de ce livre. Un autre chose qui, articulant brillamment les trois facultés énoncées par Diderot et D Alembert, mémoire, raison et imagination, explore des pans entiers de l'Histoire de France, en particulier la période trouble de l'Occupation, fouille sans vergogne et pour notre plus grande joie dans la littérature et le cinéma à la recherche de clés, de correspondances et de coïncidences signifiantes, exploite toutes les ressources imaginables en matière d'enquête — journaux, archives, témoignages, radiesthésie, graphologie, morphopsychologie, voyance, astrologie, psychiatrie…
J'ai écrit plus haut que Marcelle Pichon était le prétexte à tout autre chose. Je ne veux pas dire par là que Marcelle Pichon n'est qu'un prétexte et rien de plus. C'est même tout le contraire. Marcelle Pichon n'est pas contingente, Marcelle Pichon est nécessaire et c'est par elle et exclusivement par elle que va advenir « l'autre chose ». C'est en déroulant méthodiquement un à un les innombrables fils menant à Marcelle Pichon que Bmore assisté de Penny va explorer tel phénomène historique, tel personnage célèbre, tel livre, tel film, tel lieu… C'est en ce qu'ils sont susceptibles de nous éclairer sur un pan de la vie, ou de la personnalité de Marcelle Pichon que l'on s'attarde sur l'autobiographie de Piéral, le nain le plus célèbre du cinéma français, sur les recluses, ces femmes qui choisirent de s'emmurer vivantes au Moyen-Âge, sur Les carnets de la momie de Masahiko Shimada ou sur le film de Chantal Akerman, Jeanne Dilman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, etc, etc…

Marcelle est bien davantage qu'un prétexte, elle est une obsession et la raison de cette obsession va nous être peu à peu révélée, de sorte que nous en saurons beaucoup plus à la fin de notre lecture sur Bouillier alias Bmore qu'au début du livre. Car l'enquête officielle sur Marcelle va se doubler d'une enquête officieuse, souterraine, sur l'auteur lui-même, conférant au livre une tonalité autobiographique et psychanalytique particulièrement originale.
Marcelle est un miroir dans lequel l'auteur découvre des choses insoupçonnées sur lui-même :

« Et c'est bien à cela que m'a conduit Marcelle Pichon. À reconnaître cette part de mon être occultée depuis toujours. »

Marcelle est un trou noir dans lequel il a peur de sombrer. À plusieurs reprises, Bouillier revient sur sa crainte des phénomènes de contagion mimétique longuement développés par René Girard, invoquant sa terreur de se faire posséder par Marcelle comme Trelkovski l'est par Simone Choule dans le locataire chimérique de Roland Topor :

« Je sentais que Marcelle Pichon, profitant de mon empathie, laquelle cache peut-être un trouble identitaire, avait le pouvoir de modifier ma personnalité. »

Grégoire Bouillier résiste à la tentation du vide, il tient son cap avec obstination et, s'appuyant sur son double de fiction Bmore, inénarrable mélange de Sherlock Holmes et de Rouletabille, il nous offre ce livre inclassable, livre-enquête en forme d'autofiction à moins que ce ne soit l'inverse, un livre d'une rare intelligence et d'une irrésistible drôlerie qui bouscule nos préjugés, nos petites et grandes lâchetés, questionne notre rapport à la vérité, à notre identité et à notre humanité.

Je dédie en particulier ce billet à Louis (@aleatoire) et à Chrys (@HordeDuContreVent) qui m'ont montré le chemin jusqu'à ce livre.
Je dédie plus généralement ce billet à tous ceux qui, ayant su conserver leur âme d'enfant, chérissent en eux l'oiseau bleu :

« Tout est jeu, c'est-à-dire non pas factice mais incroyablement sérieux et réel. »
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