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Critique de Patsales


Que voilà un livre enthousiasmant! Bouillier découvre par hasard qui est la femme dont le destin sordide l'avait frappé de nombreuses années auparavant: Marcelle Pichon, recluse volontaire qui se laissa mourir de faim en tenant le journal de son agonie.
Maintenant qu'il connaît son nom, l'écrivain décide d'enquêter pour comprendre ce qui a poussé cette femme à se suicider, et surtout à se suicider d'une manière aussi atroce. le livre commence par la fin, quand la petite-fille de la morte lui intime de renoncer à publier par respect pour la défunte et sa famille.
On pourrait prendre ce début pour une pose assez antipathique, à moins d'y voir la même incongruité que celle qui consisterait, pour des descendants d'Emma Bovary, à vouloir interdire le livre de Flaubert. On m'objectera que l'une est héroïne de roman, ce que n'est pas l'autre. Mais les faits-divers ont toujours inspiré les oeuvres de fiction et ce qui différencie Emma de Delphine Delamare, épouse normande abandonnée par ses amants, c'est peut-être avant tout le fameux « Madame Bovary, c'est moi ».
Poser dès le départ les droits de l'écrivain revient à dire non pas que Marcelle Pichon est devenue une créature de Grégoire Bouillier mais bien que, si indécence il y a à écrire un tel livre, elle ne concerne que l'auteur puisqu'on n'écrit jamais que sur soi.
Il ne faut pas croire pour autant que Marcelle serait un simple prétexte. L'enquête est magnifique. Bouillier rassemble une documentation impressionnante, traque les erreurs des journalistes de l'époque, reconstitue son arbre généalogique, retrouve le nom de ses maris et amants, se fait sociologue et historien et double son livre d'un site web pour permettre à chaque lecteur de prendre connaissance du dossier ainsi constitué.
L' enquête est tellement complexe et approfondie qu'il est impossible de ne pas se demander pourquoi Bouillier se donne autant de mal et ses implications autobiographiques se dévoileront progressivement, faisant l'objet d'une deuxième investigation. Mais la seconde n'est pas plus immodeste que la première serait doloriste : l'une et l'autre sont pareillement rigoureuses et foutraques, toujours sensibles, intelligentes, souvent hilarantes, menées sous la bannière de d'Alembert qui croyait en « la mémoire, la raison et l'imagination ».
Ce triple patronage signale que la quête n'est pas seulement double mais qu'elle se poursuit à trois niveaux. Car s'il ne s'agissait que de Grégoire et de Marcelle, que nous importerait? Or Bouillier l'étudie comme un professeur de littérature analyse un roman : écrire sur autrui, ce n'est pas seulement se chercher, c'est aussi comprendre comment chacun de nous est le produit d'intentions, d'affects et de circonstances, comment chacun de nous est au croisement de sens multiples. On sait que le destin d'Emma Bovary est déjà scellé par son état-civil qui accole un prénom romantique à un nom évoquant le boeuf, malheureux taureau émasculé. de même, Marcelle est scrutée selon les règles de l'onomastique: son prénom renvoie-t-il au « marcelling » technique d'ondulation dont son père coiffeur fut peut-être friand? Ou ses parents avaient-ils l'intuition que leur fille serait « celle » qui en a « marre »? Ou bien, de même qu'un livre parle non seulement du monde, de son auteur, mais surtout d'autres livres, Bouillier explique Marcelle en voyant dans son destin l'oeuvre de Modiano. Ou bien il cherche à la comprendre en convoquant graphologues, astrologues ou radiesthésistes moins pour obtenir une vérité que pour comparer sa propre lecture à d'autres interprétations.
Le début du livre, qui fait fi des désirs de la famille, n'est donc pas seulement une proclamation d'auteur: on peut le comprendre aussi comme la revendication d'un lecteur pour qui il n'y a pas d'ayant-droit en littérature car l'auteur lui-même n'a pas l'exclusivité de son oeuvre
À la fois lecteur, auteur et son propre sujet, Grégoire Bouillier a écrit le plus ébouriffant, excitant, stimulant ouvrage qui soit sur les pouvoirs de la littérature, car (comme le disait plus ou moins en ces termes ce vieux Will) nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves et notre petite vie est traversée de fiction.
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