Proust écrivit : “
L'ambition enivre plus que la gloire.” ou encore “On dédaigne volontiers un but qu'on n'a pas réussi à atteindre, ou qu'on a atteint définitivement. "
Voilà qui pourrait venir compléter les diverses citations qui ouvrent chacun des des 4 parties de ce magnifique roman historique. Citations que je ne résiste pas à reprendre dans ma critique tant elles sont indissociables des pages qu'elles introduisent.
Bandeau de couverture Portrait du cardinal Alessandro Farnese, peint par Raphaël aux alentours de 1510 et exposé au Musée de Capodimonte de Naples ;
Même musée, mais autre peintre Titien qui en 1543 peint le "Portrait de Paul III", le même avant de peindre 3 ans plus tard le "Portrait de Paul III avec ses petits-fils".
Revenons au tableau de Titien ou pose seul le pape Paul III où le vieux pontife pose revêtu de son camail rouge, sans son camauro sur la tête, la barbe blanche non taillée, le regard incroyablement pénétrant, et semblant porter tous les péchés du monde. Ce portrait fascinant laisse penser que cet homme-là était un sacré personnage.
Et c'est bien, la vie de ce personnage que nous livre
Amelie de Bourbon Parme au fil des pages de ce premier volet de son triptyque, le bien-nommé
l'Ambition...
Car les premières pages s'ouvrent sur un monologue, en forme de confession, de Paul III, que nous suivrons de 1486 à 1503 sous le nom d'Alessandro Farnese alors que sa destinée oscille entre le Rouge et le Noir...
Les événements relatés dans ce livre se déroulent de la deuxième moitié du XVe siècle jusqu'au milieu du XVIe siècle. Après le schisme d'Avignon, et l'exil d'une papauté hors de Rome, le pape Martin V revient en 1420 dans la capitale de la chrétienté. Il y entreprend la reconquête de sa ville et de ses États livrés à la convoitise des seigneurs locaux.
Le reste de l'Italie n'est qu'un vaste terrain de jeu où se mesure
l'ambition des princes. Cinq États se livrent une guerre incessante pour agrandir leurs territoires, étendre leur influence, conforter leur légitimité au sein de leur propre clan : le royaume de Naples, le duché de Milan, la République de Venise, la République de Florence et les États de l'Église. Les frontières sont encore mouvantes : tout est possible à celui qui a du talent et du courage.
Les États de l'Église sont l'un des territoires les plus fragiles politiquement car la stabilité du pouvoir y est encore plus menacée qu'ailleurs. Pratiquement à chaque décennie, l'élection d'un nouveau pape bouleverse les équilibres, redistribue les rôles au sein du gouvernement de l'Église, renverse les clans.
Pendant cette période qui précède la Réforme protestante, les évêques de Rome n'ont de cesse de restaurer et consolider leur pouvoir sur leurs États ainsi que leur prestige universel, en s'appuyant sur leurs familles et leurs alliés, souvent aux dépens de leur autorité spirituelle. La vie religieuse n'imposant pas le célibat avant de recevoir les ordres sacrés, la plupart des pontifes ont eu des enfants lorsqu'ils n'étaient que diacres ou débutants au sein des institutions de l'Église. Parfois à la tête d'une famille, ils se comportent comme des souverains et cherchent à donner à leur descendance ou à leurs parents proches un statut digne de leur fonction. À l'image des monarques, la frontière entre leur vie privée et leur vie publique est inexistante.
Alors certes, au début du XVIe siècle, la papauté se trouve en face d'un monde nouveau : dans le contexte de la Renaissance, elle assiste impuissante à la fin d'un monde et abandonne ses prétentions et ses concepts universalistes. Mais elle ne délaisse pas pour autant ce qui a pu la gangrèner : simonie, népotisme, achat d'indulgence, jubilés, pèlerinages, impôts,....
Tout commence au Château
Saint-Ange / « Il n'est point de vent favorable pour celui qui ne sait où il va. »
Sénèque. Où Alessandro se retrouve prisonnier, mais pour combien de temps et déjà se mettront en place les rouages d'un microcosmes, d'une société au sein de la société, qu'il ne tardera pas à découvrir mais aussi à intégrer dans son "parcours" de vie.
L'intrigue se poursuit à Florence / « Tel un statutaire qui reçoit la charge et l'honneur de sculpter ta propre personne, tu te donnes, toi-même, la forme que tu auras préférée. » (
Jean Pic de la Mirandole). Car il ira se réfugier dans la ville de Laurent le Magnifique, et côtoiera
Michel-Ange,
Pic de la Mirandole, Machiavel.
Ce protecteur des Arts, vouant créer "une Olympe peuplée d'érudits, d'hommes de lettres et autres philosophes. Il avait retenu ses paroles : « À Rome, nous sommes environnés de ruines ; à Florence, l'Antiquité est vivante : des hommes mettent en pratique ses concepts philosophiques et leur donnent de nouveaux développements. » Même son maître Pomponio Leto, pourtant ardent défenseur de la suprématie romaine, avait concédé son admiration pour
Marsile Ficin, qui avait fondé grâce au grand-père de Laurent cette Académie platonicienne devenue célèbre dans toute l'Italie."
Puis le règne de Rodrigo Borgia nous est décrit par le prisme de Giulia Farnese « Je juge qu'il peut être vrai que la fortune soit l'arbitre de la moitié de nos actions, mais aussi qu'elle nous en laisse, à nous, gouverner l'autre moitié, ou à peu près. » Machiavel. Cette Giulia, soeur d'Alessandro sera la maîtresse d'Alexandre VI Borgia... Dans cette partie point de "débordements" comme on peut en lire tant dès qu'il s'agit des Borgia. "Elle se tenait si parfaitement en équilibre entre les reproches et la reconnaissance, la méfiance et la crédulité, la fraîcheur et la sensualité, comme un roseau souple et fort en même temps, qu'il était émerveillé de son savoir-faire instinctif. Un talent inné dont il brûlait de la récompenser tout le temps."
Et enfin Alessandro clôture ce premier volet en laissant la place à Silvia Ruffini / « Un cardinal en cour de Rome se doit d'agir avec froideur et lucidité. » Paolo Cortesi
Alessandro écrit d'elle : " Ces quelques heures passées avec Silvia me donnèrent pour la première fois l'illusion que j'étais éternel.
Ma foi s'en trouva ravivée. Mon désir d'être à la hauteur de la dignité qu'on m'avait confiée en fut renforcé.
Ces heures me confirmaient ce que j'avais entrevu dans la prison du château
Saint-Ange. Mais surtout elles me faisaient comprendre que les circonstances de notre rencontre n'étaient pour rien dans mon amour pour elle. Ce sentiment était d'une autre nature que ma reconnaissance, et bien davantage encore que ce frisson de désir ressenti entre les pierres. Il abolissait aussi la prudence dont je m'étais juré de faire preuve.
Je pressentais que Silvia me donnerait l'occasion de démontrer que je n'étais pas seulement un ambitieux au service des intérêts d'une famille, d'une lignée dont je voulais servir le nom.
Mais un homme qui ne voulait renoncer à aucun de ses désirs en dépit des règles auxquelles il devait se soumettre.
J'étais pris de vertige en pensant à la singularité de notre future trajectoire, en sentant que nous ne marcherions dans les pas d'aucun des êtres que nous connaissions – qu'aucune route ne pouvait me servir d'exemple."
L'écriture est aussi fluide que le Tibre traversant la Rome de cette époque, les portraits dressés n'ont pas l'ostentation des Palais Romains ou Florentins, l'auteure nous livre des personnages vrais, complexes, ambivalents.
Des personnages aussi fragiles que peuvent l'être les ruines antiques mises au jour à cette époque.
Des apparences qui peuvent avoir la blancheur du marbre et la noirceur des desseins de la réalité.
On alterne entre l'ambiance lumineuse des paysages toscans et l'austérité des palais où se nouent les destins
Amelie de Bourbon Parme réussit ce tour de force que nous plonger dans une Rome que l'on croit connaître...
Et cette idée d'alterner avec ces "confessions-réflexions" d'Alessandro Farnese est absolument ingénieuse. Car ces passages viennent ponctuer le récit par un éclairage très personnel du futur Paul III.
Et pour terminer comme un hommage à ces exergues si bien choisies, le mot de la fin doit-il revenir à
- Quintillien rheteur latin : “
L'ambition est un vice qui peut engendrer la vertu.” ou à
-
Pierre l'Arétin “
L'ambition est le fumier de la gloire.”
À moins que ce ne soit un poète grec, Pindare, qui ait raison
“Sachons donc borner notre ambition : c'est un funeste délire que de soupirer après ce qu'on ne peut atteindre.”
Les tomes suivants nous donneront certainement la réponse...