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Citations sur La voie de l'errance (4)

Les voyageurs parvinrent à un sentier dégagé. Les nombreuses empreintes d’animaux indiquaient qu’il venait tout juste d’être fréquenté. Ils purent enfin marcher normalement. Une petite grotte les invitait à s’y reposer ; ils s’y dirigèrent avec empressement. Un trompe-l’œil, une erreur de jugement, un gouffre impressionnant les attendaient.
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La steppe saline, semi-désertique, accueillait des yourtes
sur un pré éclatant bordé d'ocre doré. Un soleil de plomb les
faisait fumer en de grands halos troubles, telles deux lunes
derrière une tempête de sable. Après une longue chevauchée,
accablée par la chaleur du désert, pas moins de quarante de-
grés, Bolormaa, la mère de Kushi, accompagnée de son fils,
plaça sa monture devant une porte peinte en rouge éclatant.
Elle demanda à son benjamin de rester au-dehors avec les
chevaux, descendit puis appela l'habitant.
— Tenez votre chien !
Elle rentra sans attendre d'y être invitée, en enjambant du
pied droit le seuil de l'entrée. La yourte semblait désertée.
Tournant dans le sens des aiguilles d'une montre, la révolu-
tion de l’astre du jour, en évitant soigneusement de ne pas
passer derrière le poêle éteint, ni entre les piliers centraux,
elle inspecta la tente au cas où un des occupants serait assou-
pi. Elle resta interdite. Sa fille était allongée sur une natte,
serrée contre Sukh, l'aîné d’Oyunbiley ! Les adolescents se
redressèrent, immobiles tels des saïgas surpris par un léopard
des neiges. Remis de leur stupéfaction, les jeunes gens tinrent
tête à l'intruse, l'indiscrète qui était sur le point de leur donner
des leçons, il était désormais loin le temps du bâton ! Contre
toute attente, Bolormaa se mit à rire aux éclats.
— Oyuunchimeg tu as trouvé un beau prince mongol, le
joyau de ma sœur du désert, et toi, Sükh, tu as choisi ma prin-
cesse adorée. Cependant il est trop tôt pour vous marier. Où
est ta mère ? demanda-t-elle à l'adresse du garçon.
— Elle est avec le troupeau, répondit l'adolescent dé-
contenancé.
— Je vais la retrouver. Maintenant sortez !
Bolormaa se dirigea derrière la yourte et traversa un re-
groupement de chamelles jusqu'à son amie qui trayait l'une
d'elles, assise sur un petit tabouret. Elle prit le deuxième ba-
quet et entreprit de l'aider, accroupie en bonhomme. Oyunbi-
ley suspendit son geste.
— As-tu du nouveau ? 5 s'inquiéta-t-elle.
— Non je n'en ai pas, si ce n'est que votre fils féconde ma
fille.
— Comment le sais-tu ?
— Je les ai vus sous votre yourte.
Oyunbiley secoua d'abord la tête, puis elle sourit.
— Ils ont dû se rencontrer chez toi pendant les cours de
violon.
— C'est une bonne nouvelle.
— Oui, si seulement nous en recevions de nos petits, ré-
pliqua avec mélancolie Oyunbiley. Ils ont quatorze ans déjà.
Où sont-ils donc ?
— J'aimerais tant que Kushi se décide à écrire, n'y a-t-il
que votre fils qui pense à sa mère ! s’exclama avec amertume
Bolormaa. Je suis venue pour autre chose. Mon cadet a neuf
ans, l'âge de garder les bêtes, il restera pour vous aider. Nos
aînés risquent de planer longtemps comme l'aigle dans les
courants chauds, vous aurez besoin d’aide.
— Comment feras-tu sans lui ?
— Son grand frère, sa femme et ses petits, vivent avec
nous. Acceptez, je vous en prie, entre nomades il faut
s’entraider.
Oyunbiley fit silence, comment pourrait-elle refuser une
offre si généreuse ?
— Il peut venir quand il veut. Je suis très heureuse de ta
proposition, remercie-le ainsi que ton époux.
— Je l'ai emmené avec moi, il attend devant la yourte.
Une fois la traite finie, les femmes portèrent les seaux dans
l'habitation. Oyunbiley versa directement le lait dans une
marmite où elle le laisserait fermenter. Bolormaa poussa son
fils à gauche, côté invités, puis elle offrit une boîte de thé en
guise de respect. Après avoir pris le présent en inclinant la
tête, l'hôtesse alla mettre de l'eau à chauffer. Sitôt fait, elle
encouragea le garçon a s'asseoir avec elle à droite, la place
réservée à la famille. L'enfant s'exécuta, intimidé. Oyunviley
lui donna une tasse de lait et des biscuits sucrés.
— Je vais préparer du riz. Ma fille ne va pas tarder à ren-
trer. Depuis le début des vacances d'été, je ne la vois plus, elle
a onze ans et elle fugue déjà comme son frère.
Chuluun tondait les brebis avec Enkhjargal, son « fils »
depuis une semaine. Au nord, le sable ocre transpirait de va-
peur brûlante, au sud la steppe ondulait sous le vent humide
et tiède. Le berger appréciait la compagnie de l'enfant vail-
lant, curieux et spontané, désirant l'accompagner dans ses
tâches. Chuluun lui racontait de nombreuses anecdotes sur la
vie de Gengis Khan, avec un pincement au cœur, car cela lui
rappelait alors Naranbaatar sur le chemin de l'école. Enkhjar-
gal indiqua deux points ébène sur une langue safran, des ca-
valiers qui approchaient au galop. Son cœur battit rapidement,
tel un tambour lors des cérémonies. Il avait reconnu ses voi-
sins qui se dirigeaient droit sur eux.
Après avoir pris une gourde sur la selle de sa jument, Enk-
hjargal s'avança vers les voyageurs afin de leur offrir à boire.
Son camarade et son père sortirent une timbale de sous leur
veste et la tendirent au jeune hôte. Chuluun vint à son tour
saluer le nomade.
— Bonjour, comment allez-vous ?
— Bonjour, ça va et toi, quoi de neuf ?
— Comme vous le savez, mon fils aîné se mariera l'année
prochaine. Passez-vous bien l'été ?
— Je ne t'ai pas vu au Nadaam. Mon aîné a gagné la lutte
en cinq parties, c'est un faucon, rien à voir avec toi, le lion
des neuf rounds 6 .
— C'était il y a deux ans, l'année dernière, c'était vous
l'éléphant.
— Sept tours seulement, j’aurais espéré que tu sois cette
année le géant. Tu es occupé et ton aîné ne semble pas pré-
disposé à être berger. Je t'ai emmené mon fils, Mönkhbat,
pour t'aider, accepte-le, il a le même âge que ton nouveau
fiston, ils sont copains.
— Sükh se débrouille pour les troupeaux, c'est juste qu'il
est plus souvent chez la famille de sa future épouse que chez
nous. C'est un musicien et un bon chanteur, il est utile pour
notre peuple. Pour vous aussi la saison bat son plein, vous ne
pouvez pas vous séparer de votre fils, qui va garder le trou-
peau ?
— Mon cadet, mais je te trouve trop indulgent envers ton
aîné.
— La musique guérit mon cœur de père, blessé par l'ab-
sence d'un de ses gars. Mönkbaat est-il d'accord au moins ?
répondit Chuluun, touché par le geste de l'homme du désert.
— Oui, je suis prêt à rester, répondit le gamin en jetant un
regard complice à son camarade.
Chuluun hocha la tête.
— Je dois en parler à Oyunbiley, nous irons la voir tout à
l'heure.
— Il y a autre chose. En venant chez toi, le facteur m'a
remis cette lettre postée depuis l'étranger et j'ai envie d'en
connaître le contenu. Je ne sais pas lire. Nous avons scellé
une alliance entre nos deux familles, je revendique le droit
d'avoir des nouvelles de nos garçons, dit le visiteur avec un
sourire espiègle.
Chuluun le regarda ahuri, il ne savait s'il s'agissait d'une
plaisanterie. Son confrère lui tendit une enveloppe timbrée,
plusieurs fois tamponnée, écrite de la main de son fils. Trem-
blant d'émotion, il l'ouvrit rapidement et en sortit la lettre.
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Chevauchant chacun un maigre équin, les cavaliers sui-
vaient le yak du Mustang sur les flancs himalayens de l'Hima-
chal Pradesh, à quatre mille mètres de dénivelé. N'ayant pu se
résoudre à revendre l'animal, les jeunes Mongols l'avaient mis
à pâturer avec leurs chevaux dans les prés du monastère. Ils le
donneraient à leurs accompagnateurs sitôt arrivés à la fron-
tière de Mongolie. Les adolescents avaient gardé leur robe de
moine, avec mission de la retirer à leur entrer dans la zone
nord du Cachemire, contrôlée par le Pakistan. Quelle joie
pour ces garçons que de voyager en compagnie du couple
népalais, doux, patients et attentionnés ! Une aubaine alors
qu'ils pensaient poursuivre seuls après leur séjour en monas-
tère. Avec eux, ils avaient traversé le Garhwal, où le Gange
prend sa source, un pays de sommets et de glaciers, un terri-
toire couvert de lait. Ils séjournaient chez des éleveurs qui,
abandonnant l'échange de sel avec leurs confrères tibétains,
commerçaient avec l'Inde des pierres précieuses et des herbes
aromatiques. Naranbaatar avait pu profiter de leurs connais-
sances des plantes médicinales pour soigner sa jambe handi-
capée. Après avoir bu leur première bière et leur premier
alcool fort avec les caravaniers, les nomades du Gobi s'étaient
par la suite modérés au souvenir de leurs pères soûls à en
tomber.
Parvenu à un torrent dévalant sur la prairie amande garnie
de rhododendrons défleuris, Poso, le nouveau guide népalais,
proposa une halte afin de faire boire et brouter les animaux. Il
fit sans tarder un feu avec de la bouse séchée en vue de prépa-
rer du thé ; son épouse s'occupa du repas : de l'orge et du fro-
mage acidulé. Du fait de sa croissance rapide, l'os mal soudé
et l'interminable randonnée, boitant à en pleurer, ses jambes
ne pouvant plus le porter, Naranbaatar s'étala de tout son long.
Comment continuer ? Ses camarades peinaient eux aussi, tant
à l'effort qu'au régime sous-alimenté. Bien que rude par le
rythme, la vie à la lamaserie les avait habitués à plus de
confort. Infatigable, Poso ne leur laissait aucune possibilité de
repos durant la journée, ni de traîner le matin dans leurs du-
vets chauds. Heureusement, sa compagne les encourageait
avec douceur à supporter ces difficiles étapes sans broncher.
Là c'en était trop ! Ils venaient de grimper jusqu'à un col à
cinq mille mètres, puis ils étaient redescendus dans une vallée
à trois mille mètres, à proximité d'un village d'éleveurs de
yaks et de brebis. Sukbataar s'affala sur l'herbe à côté de son
compagnon, sur le dos, pattes allongées et bras en croix.
— Je suis épuisé, nous demandons l'hospitalité ! s'excla-
ma-t-il.
— Nous sommes à la mi-journée, je préfère avancer, ré-
pondit Poso. Maintenant que nous sommes sur du plat tu n'as
qu'à grimper sur ton cheval, nous franchirons le col que tu
vois là-bas.
— Non ! lui signifia sans appel l'aîné des garçons.
— Moi non plus, renchérit Kushi, j'ai froid, j'ai les pieds en
feu et les jambes en coton.
— Pareil pour moi, compléta Naranbaatar.
— Désolé, il nous faut bouger avant que ne vienne juillet.
— Laisse-les se reposer cet après-midi, intervint Ninguerre.
L'homme réfléchit. Il négocierait l'achat d'un deuxième
yak, ainsi les garçons pourraient rester sur la croupe des che-
vaux, excepté quand ils arpenteraient les sentiers escarpés et
les pierriers.
— Sukbataar tu peux dresser les tentes, tu as gagné.
Enfourchant son cheval, Poso le mit au galop en direction
des maisons en pierre, au bout de la vallée de tamaris, églan-
tiers et genévriers.
Les trois Mongols se dirigèrent vers un arbre feuillu, un
bouleau. Sitôt réfugiés sous la couronne de branches, ils res-
sentirent le besoin d'en toucher le tronc. Ninguerre les observa
discrètement. À leur retour, elle leur demanda.
— Y a-t-il des arbres en Mongolie ?
— Il y en a peu dans le désert et dans les steppes, à part les
arbres sacrés au pied desquels on dépose les offrandes. À
Baotou, en revanche, il y en avait de très grands et de très
beaux, c'était il y a longtemps, se confia Naranbaatar.
— J'aimerais bien visiter votre pays de naissance, connaî-
tre de plus près votre culture. Vous ne le voyez pas, vous dé-
gagez quelque chose de lointain, sans doute est-ce vos
origines nomades. Vous pouvez passer facilement pour des
Népalais ou des Tibétains, d'autant que vous parlez couram-
ment ces langues ; vous faites preuve d'un grand effort d'adap-
tation, je suis vraiment impressionnée. Racontez-moi votre
quotidien dans vos foyers.
Sukbataar devança Naranbaatar qui s’apprêtait à répondre.
— Nos parents élèvent des troupeaux de chevaux, de bre-
bis, de chamelles. Ils font du fromage séché et de l'Aïrag que
nous partageons avec nos invités. Ils tondent les brebis pour la
laine, ils la feutrent pour faire la toile des tentes et des vête-
ments. Nous avons été élevés sur des chevaux et sur des cha-
meaux. Nous cuisinons la viande de notre élevage et de la
chasse. Mon père est fauconnier, mon oncle traque l'animal
avec un aigle. Nous vivons dans un campement de yourtes,
parfois à plusieurs familles, nous changeons de place en fonc-
tion des pâturages. Le visiteur doit appeler avant d'entrer dans
la yourte, puis il attend qu'on vienne le chercher. Tout le
monde est invité, l'hôte offre toujours du thé, c'est l'hospitalité
mongole. Nous avons aussi des chamans, que nous consultons
pour soigner des maladies. Il y en a peu dans notre région.
Chez nous, c'est le bouddhisme qui est le plus représenté,
seulement nous sommes dans la république populaire de
Chine. Ma famille n'est pas religieuse. La majorité de la popu-
lation est han, les minorités sont opprimées, déversa pêle-
mêle l'adolescent.
Ninguerre s'esclaffa.
— Je savais que nous étions différents, mais je ne pensais
pas à ce point-là. Le bouddhisme, chez vous, ne vous interdit-
il pas de manger de la viande, ni d'utiliser du cuir ? Et c'est
quoi les yourtes, l'Aïrag ? Dis-le-moi dans ta langue.
Le garçon fut surpris. Kushi prit le relais, Naranbaatar tra-
duisit en simultané.
— Nous sommes traditionnellement un peuple de chas-
seurs ; le bouddhisme a dû s'adapter. La viande ne nous man-
que pas, ça fait longtemps qu'on n'en a pas mâché, par contre
nous nous jetterions volontiers sur un verre de vrai lait, pas du
beurre rance ou du lait salé. L'Aïrag, justement, c'est du lait
fermenté, de jument ou de chamelle ; on le prépare pour plu-
sieurs événements. La yourte est une tente ronde avec une
structure en bois que l'on recouvre de toile de feutre ou de
peau. Elle se démonte facilement, du moins c'est ce que disent
nos parents, et elle nous protège efficacement contre le vent et
le froid.
Pris soudain de nostalgie, le garçon s'arrêta.
— Pourquoi ne viendrez-vous pas avec nous ? demanda
Naranbaatar.
— Nous avons des passeports en règle, néanmoins pas de
visas pour les pays que vous avez projetés de traverser. Nous
serons alors tous les cinq des clandestins, c'est la raison pour
laquelle Poso est si nerveux.
— Pourquoi allez-vous si loin avec nous ?
— Nous souhaitons découvrir d'autres horizons. Poso est
sorti du monastère à dix-neuf ans, il y était entré à cinq ans. Il
a choisi de quitter l'habit juste avant ses vingt ans, l'âge des
vocations. Nous nous sommes rencontrés à ce moment-là.
Pour moi, il est devenu évident que je devais laisser le village
pour l'aider à trouver sa voie et pour trouver la mienne. Bien
que nous soyons un très jeune couple, nous avons déjà beau-
coup vécu : la misère, le froid, la faim, condamnés à vivoter
ou bien à abandonner nos familles. Il fallait que nous sortions
du connu ; votre passage au village a été pour nous l'occasion
de plonger dans l'inconnu.
— Et vous seriez vraiment prêt à nous accompagner jus-
qu'en Mongolie ?
— Pour voyager, oui.
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L'été était passé, lancinant, ennuyeux, dans la solitude et la fureur de l'enfermement ; d'interminables journées de sept heures à vingt heures, avec de longues coupures pour les re-pas. Le lendemain, ce serait la rentrée.
Naranbaatar reçut la visite de son père, une permission ob-tenue grâce à l'opiniâtreté du nomade du désert. L'enfant déborda de joie d'effleurer le visage familier de l'homme à qui il put enfin se confier. Dans le même temps, il était meurtri de honte, accablé par ses actes. Ils marchèrent dans les jardins de l'école, verdoyants et soigneusement entretenus par les soins de Naranbaatar, embauché durant l'été par le jardinier afin de l'occuper. Trop heureux de retrouver son fils, Chuluun ne formula aucun reproche sur les conséquences de son évasion. Il ne lui dit pas non plus, de crainte de l'affecter, qu'il avait emmené son frère aîné avec lui. Il avait emporté un assortiment de plats salés et sucrés confectionnés avec amour par son épouse. Naranbaatar y fit honneur, il s'empiffra tant il avait faim, tant les souvenirs de ces mets l'avait alléché durant ces cinq mois, enfermé dans les murs de l'école, ne tenant que grâce aux souvenirs de sa vie dans le campement et de son escapade dans le désert. L'enfant se languissait de sa famille, des jeux et des chevauchées avec ses copains voisins.
Père et fils, assis sur un banc, contemplaient le travail des horticulteurs, les fleurs, les plantes, les petits arbres absents de la steppe en bordure du sable. Naranbaatar eut besoin de parler, de soulager sa conscience, tant il était troublé.
— Je vous demande pardon. Je n'étais pas d'accord de partir, j'avais peur de vous poser des problèmes, mais je ne pou-vais pas rester seul ici. Est-ce qu'ils sont venus chercher Sükh ?
L'homme hésita, néanmoins il choisit de ne pas répondre à la question.
— Tu n'as pas à t'inquiéter pour nous. Tu dois avant tout prendre soin de toi, nous voulons te récupérer en bonne santé. Un nouveau cheval t'attend. Tu manques beaucoup à ton frère, ta sœur et ta mère, à moi aussi. Tiens-toi tranquille maintenant, nous avons tous hâte de te revoir parmi nous. As-tu des cours en mongol au moins ?
— Non aucun.
— Alors mène ta résistance sur place et non en risquant ta vie dans le Gobi.
Naranbaatar baissa la tête, il n'osa parler du projet qu'il avait élaboré dans l'isolement de sa « cellule » en rédigeant son exposé sur la Mère Patrie. Puisqu'il ne pouvait directe-ment revenir à la yourte sans exposer sa famille, il partirait hors de la Chine, vers l'autre Mongolie, celle des chanteurs et des musiciens en tournée dans le sud, puis il traverserait le désert pour retourner chez lui. Il ne lui restait plus qu'à attendre le moment opportun. Chuluun se saisit du sac trimbalé depuis chez lui, l'ouvrit et en retira une belle paire de bottes en cuir, fourrées, ajustées à la taille de l'enfant. Naranbaatar les reçut, ému par l'attention de ses parents. Il dévisagea son père, était-ce là un signe d'encouragement, un soutien à ses desseins ?
Naranbaatar ne parvenait pas à se lier à d'autres élèves. Pourtant ses compagnons de chambre étaient attentionnés avec lui, ils l'auréolaient des hauts faits de sa fugue, ils adulaient leur héros, un nouveau Gengis Khan défiant par un pied de nez les autorités. Il désespérait des visites de ses parents, dont la dernière remontait à son premier été dans l'institution. Il regrettait aussi Sukbataar et Kushi. Qu’étaient-ils devenus ? Voilà un an et demi qu'il ne les avait pas revus, une année de scolarité, de début août à fin juin, deux vacances d'été. Que leur était-il arrivé, avaient-ils changé d'établissements ?
Ses camarades lui avaient appris que son frère avait passé l'année à l'école et qu'il avait renouvelé sa rentrée. Il ne les crut pas jusqu'à ce qu'il aperçût Sükh, tôt le matin, dans la cour lors de la levée du drapeau. Il avait essayé de l'approcher, tandis que les élèves chantaient l'hymne national. En vain. Un surveillant l'avait attrapé par le bras et sanctionné pour son effronterie. Quelle cruauté ! Naranbaatar n'admettait pas que la direction eût le vice de planifier leur séparation au point de rendre impossible la rencontre des frères au moins une fois, soit dans les couloirs, soit dans la cour ou dans le réfectoire. Les Chinois se trompaient s'ils pensaient avoir tué tous rêves de rébellion ; l'enfant ne s'était jamais départi de ses projets d'évasion. Justement, une occasion inattendue et inespérée se présentait à lui. Son école devait se rendre dans la province du Gansu, à l'ouest, dans la capitale provinciale, pour y visiter un musée d'histoire de la révolution populaire. Naranbaatar avait réuni en secret des vivres et tout ce qui lui semblait utile pour son voyage. Il attendait avec impatience le grand jour du départ.
Dans le bus qui le conduisait à Lanzhou, Naranbaatar découvrit l'immensité de la Mongolie du sud, des paysages luxuriants. Le fleuve Jaune s'écoulait des hautes montagnes vers la mer du même nom, il passait par Baotou puis les villes chinoises, les champs cultivés, les rizières inondées qui s'étiraient le long du Huang he. Les troupeaux de buffles broutaient l'herbe sous le soleil de septembre, les paysans portaient leurs hottes de légumes pour les revendre au marché, les ouvriers retournaient chez eux à bicyclette, de retour de l'usine. Maintenant le Gansu. Naranbaatar comptait se rendre au Xinjiang puis, au-delà, en Mongolie, cependant sa carte n'était pas suffisamment détaillée, assez cependant pour qu'il réalisât la longueur du trajet. Un projet insensé, pourtant il ne pouvait plus reculer. Il osait à peine se représenter son parcours, appréhendant que le surveillant, assis à ses côtés, ne lût dans ses pensées.
Le vigile se leva et rejoignit son collègue en avant du car. Un garçon, grand et trapu, en profita pour prendre sa place. Sukbataar ! Un autre, plus petit et maigre, s'installa entre ses deux compagnons. Kushi ! Naranbbatar jubila de revoir ses amis. Les trois camarades s'accueillirent avec des sourires discrets, inquiets d'être repérés.
— Que faites-vous là, pourquoi n'êtes-vous pas venus au départ de l'autocar ? murmura Naranbaatar.
— À cause des gardes, répliqua Sukbataar.
— Êtes-vous restés à la pension ?
— C'est la question que je voulais te poser, intervint Kushi, je ne t'y ai pas vu. Je crois que la sanction est finie, sinon pourquoi serions-nous dans le même bus
— Qu'est-ce qui te fait dire que nous ne sommes plus punis, sonda Naranbaatar, soudain mal à l'aise.
— Parce que Sukbataar et moi nous sommes maintenant ensemble en classe.
Naranbaatar garda le silence, irrité de savoir ses copains réunis sans lui, inquiet aussi d'être le seul à demeurer isolé. Est-ce que la direction avait compris ses intentions ? Pour confirmer ses craintes, une voix le fit sursauter.
— Voici donc nos inséparables, vous êtes décidément indécollables, railla le vigile. Je n'ai rien remarqué pour cette fois, toutefois à Lanzhou nous ne relâcherons plus la garde, vous êtes fichés comme des réfractaires à surveiller de près !
Les trois garçons se regardèrent consternés. Raison de plus pour que Naranbaatar leur partageât son projet. Il attendit que le surveillant s'éloignât.
— J'ai décidé de rejoindre la Mongolie par le Xinjiang, chuchota-t-il. Je profiterai de la visite de l'exposition pour m'éclipser.
— Es-tu sérieux, Naran ? Après ce qui nous est arrivé ! Et ta famille ? s'affola Kushi.
— Ils sont déjà venus chercher mon frère, je suis même resté un an sans le voir à la pension.
— En es-tu sûr ? Mais alors les nôtres aussi ! s'exclama Sukbataar.
— Vous ne les avez pas vus ?
— Non, c'est dégoûtant, s'indigna Kushi.
— Tu as entendu le surveillant, comment vas-tu passer inaperçu ? demanda l'aînée.
— Je verrai.
— S'ils te choppent, ils ne le pardonneront pas, tu ne reverras plus jamais tes parents.
— Je sais.
— Tu es fou, Naran, tu devras traverser le désert, et puis il y a la frontière, tu n'y arriveras pas !
Naranbaatar garda le silence. Les questions de ses amis l'oppressaient, il prenait conscience qu'il avait négligé beaucoup d'aspects de son voyage, en particulier la distance et le danger.
— Ils ont été trop durs avec moi, se justifia-t-il. Le surveillant nous a confirmé qu'ils ne nous lâcheront jamais, je ne resterai pas, conclut-il, plus pour se convaincre que pour se rassurer, car il tremblait d'anxiété.
— Si je le pouvais, je partirais avec toi, confia Kushi.
— Nous n'avons rien préparé, crois-tu vraiment que se soit possible ? s'informa Sukbataar.
— Oui, répondit Naranbaatar, percevant une lueur d'espoir.
— Dans ce cas je viens, si tu es d'accord.
— Moi aussi, se lança Kushi, par attachement à ses amis ou par pure folie ?
Naranbaatar ne parvint pas à sortir un mot, tant il était bouleversé de ne pas être seul dans cette aventure.
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