Après avoir déplacé leurs tentes et bétails vers le quartier d’été,
au sud du Zagros, pour s’y établir la plus grande partie de l’année, la
tribu bakhtiârie contemple la ville d’Ilam. Elle se rend au-delà, vers
d’autres montagnes, dans la gorge qui prolonge la vallée puis la forêt,
pour se fracasser contre une abondante cascade. Habitués, depuis des
temps immémoriaux, à s’y réfugier et se protéger des hordes de guer-
riers venues d’Asie, les nomades poursuivent la tradition ancestrale
pour vivre de leurs produits : toison, viande et lait. Ils ont la permis-
sion de passer, accordée par l’Atâbeg, le prince gouvernant la province
d’Ilam, en échange de leurs talents. Ceux-ci s’exprimaient par la
musique. Dans le clan, des artistes se missionnaient pour animer des
fêtes ou amuser les riches habitants. En ce jour de printemps, pen-
dant que les bergers guerriers poursuivent vers leur territoire escarpé,
traversé par une rivière asséchée durant les mois torrides, et barré par
la propriété d’une famille sédentaire depuis la Perse antique, deux
d’entre eux, à cheval sur un mulet, se rendent en ville pour annoncer
leur arrivée en musique ou en chansons. Assis sur son siège, devant sa
maison de maître, le seigneur, habillé de soie rubis et lapis, se délecte
à écouter les hommes, vêtus de laine écrue, frapper leurs percussions
en peaux nacrées. Soudain, les instruments s’arrêtent ; le chanteur,
un Soufi, adresse le poème d’Ibn Arabi qui lui était venu durant sa
prestation.
Tu n’es qu’une bulle d’écume dans ce fleuve battu par la tempête ;
une fois que tes yeux seront ouverts, le monde t’apparaîtra en rêve.
***
Un champ d’oliviers, les sentinelles séculaires d’une
colline escarpée, des vignes alourdies de leurs grappes
lavande s’étirant vers le sommet boisé. Le cœur battant,
Alim balaya du doigt les racines de sa mémoire, le berceau
de son enfance et son terreau de maturité.
« Voici la petite terre dont j’ai hérité. Ma sœur et son
mari ont peu de pâtures pour leurs brebis ; ils aimeraient
bien que je leur prête les terrains, vignes et oliviers loués à
des nomades ou des voisins, pour qu’ils aient d’autres res-
sources pour subvenir à leur famille. Je dois décider ce que
je vais faire de mon héritage.
– Ne vends pas ! conseilla Latif, finalement rallié à
la stratégie de ses fils. Garde le peu que t’ont donné tes
parents. »
Au détour du sentier, des chèvres paissaient dans un
champ buissonnant, parsemé de taupinières et de terriers.
Au loin, reposait une masure basse, en brique de terre crue
et chaulée d’ocre. Une fillette se figea à la vue des voya-
geurs. Pour ne pas l’effrayer, Alim la salua de la main, puis
il alla à sa rencontre.
« Bonjour Gol, je suis Alim ton oncle. Veux-tu prévenir
ta maman que je suis revenu ? »
Après avoir dévisagé un à un les inconnus, la fille se pré-
cipita chez elle. La troupe lui emboîta le pas. Sur le seuil de
la porte, une femme attendait, un bébé dans les bras. Alim
remarqua les larmes dans les yeux relevés de khôl ; étaient-
elles de peine ou bien de joie ?
« Bonjour Golestam. Je vois que ta famille s’est agran-
die, introduisit Alim.
– Khorshid est né il y a six mois. Viens le bénir et m’em-
brasser, après tout ce temps, sans nouvelles et sans annon-
cer ta venue. »
Esquivant le reproche voilé, Alim enlaça sa sœur et posa
sa paume sur le crâne du petit. Golestam confia son fiston
à son frère et s’adressa aux visiteurs.
« Bienvenue dans notre modeste demeure. Entrez et
installez-vous, je vais vous préparer du thé. »
Alors qu’elle s’effaçait devant les hommes, son regard
attrapa celui de Firuze. Un sourire discret, messager d’un
désir d’une rencontre dans l’intimité. Par un hochement
du menton, Firuze signifia son approbation ; elle sui-
vit Golestam vers le foyer. Devant le trou cylindrique en
pierre, garni de braises, sur les parois duquel cuisaient des
galettes de blé, les deux belles-sœurs firent connaissance,
en l’absence du lien qui les unissait, Alim, le frangin et
époux adoré.
Rassuré par le rapprochement inespéré des deux
femmes, Alim profita du repos des Al Wahid pour s’en-
tretenir avec Golestam. Il était informé par Firuze de son
échange avec sa belle-sœur, limité aux préliminaires des
présentations. Rassemblant son courage, il se présenta à
son aînée. Elle cardait de la laine, à l’ombre d’un figuier.
Ses yeux ébène semblaient se perdre sur la colline où se
découpaient les silhouettes de quelques gazelles. Il s’assit
à ses côtés. Un grand et pesant silence. En l’observant tra-
vailler, Alim se remémora sa mère, Derya, décédée trop
tôt. Durant l’absence de son mari, occupé au convoyage
des produits ou le négoce, elle gardait le bétail la journée
durant, naviguait de l’habitation aux champs, sa marmaille
dans ses bras ou entre ses jambes. Une goutte perlée et
salée coula sur ses joues mal rasées.
Golestam rompit l’embarras.
« As-tu quelque chose à m’annoncer, autre que tes
épousailles ? »
Face à la mine stupéfaite du benjamin, elle s’esclaffa.
Alim se reprit.
« Puisque tu es au courant, je vais te donner plus de
détails.
– Est-ce pour demander mon assentiment ? coupa
Golestam. Dans ce cas, c’est à nos oncles que ton beau-
père aurait dû s’adresser. Depuis combien de temps ?
– Un an. Avant de me condamner, écoute-moi. Tu me
rendras la tâche plus facile.
– Y a-t-il plus compliqué que la nouvelle de ton mariage
à l’étranger, sans que nous y soyons conviés ?
– Oui.
– Avec toi, je ne suis plus au bout de mes surprises.
Volontaire, impatient et impulsif, tu as toujours échappé à
notre autorité, nous blessant par ton orgueil à vouloir être
indépendant. Notre père a failli à sa mission de faire de toi
un homme soumis aux lois de la tradition.
– Jusqu’au décès de notre mère, nos oncles ne se sont
pas manifestés, objecta Alim.
– C’est toi qui me dis ça ! fulmina Golestam. Quand ils
ont voulu reprendre ton éducation, tu t’es échappé dans la
rébellion. Ne t’ont-ils pas proposé de travailler chez eux ?
Non ! Tu as préféré rester auprès de moi et d’Arjomand.
– Le regrettes-tu ?
– Tu sais bien que non. Pourtant tu nous as fuis au
moment où j’aurai eu besoin de toi. Maintenant tu nous
reviens marié. Comptes-tu reprendre les terres et t’installer
avec ton épouse ? Si c’est le cas, nous partirons dès que
nous aurons trouvé une solution.
– Comment peux-tu t’imaginer que je puisse te traiter
de la sorte, alors que tu m’as comblé d’affection ? reprocha
Alim. Je suis ici pour te présenter Firuze. Les siens ont
tenu à l’accompagner.
– D’où viennent-ils ? se radoucit Golestam.
– De Hit en Bas Iran. Ils sont métayers sur une petite
rizière et un champ d’oliviers au bord de l’Euphrate. Avec
Firuze nous habitons à Bagdad, dans un domaine le long
du Tigre. Nous y sommes accueillis par un vieux veuf du
nom de Muhsin Al-Qûlub, qui demeure avec sa nièce et
son mari sur la propriété.
– Tu n’as pas perdu de temps.
– Cesse de me railler ! Avant de poursuivre, je tiens à te
rassurer. Je ne suis pas venu pour revendiquer mon patri-
moine, mais pour te le louer.
– Nous pensions que notre labeur était le prix de notre
loyer, s’inquiéta Golestam.
– Je préfère officialiser les choses, car je ne suis pas cer-
tain de mon avenir. Je ne compte pas vous ruiner, juste
vous demander de mettre de côté la dîme de vos revenus ;
elle me servira en cas d’imprévu.
– Comme quoi ?
– Je ne sais pas ; n’importe quel évènement pouvant me
retirer le soutien de mes bienfaiteurs et m’envoyer rejoindre
les misérables qui mendient dans les rues de Bagdad.
– Pourquoi cherches-tu à m’effrayer ? Alors que je te
croyais perdu, ou même mort, ton retour et la nouvelle de
ton mariage adoucissent au contraire ma vie. Je m’en réjouis,
d’autant que tu me ramènes une magnifique femme, belle
de visage, de corps et d’intention. Je l’accueille comme une
sœur. »
Surpris par l’enthousiasme de Golestam, encore plus
rassuré, Alim reprit confiance.
« J’ai autre chose à te partager. Ma belle-famille est sun-
nite ; lors de mon mariage, ils ignoraient mes origines. Seul
Latif, Mustafa et Fouad sont informés. »
Golestan plongea dans un abîme de silence, tête et
épaules rentrées. Aux prises avec l’anxiété, Alim scruta la
maigre forêt et écouta les merles noirs qui avaient occupé
ses longues journées de berger. Le verdict tomba, plus bru-
talement qu’Alim l’avait escompté.
« Arjomand ne voudra plus habiter la terre d’un
mécréant ! Quel avenir pour mes petits, avec comme seul
toit le ciel et la honte ! »
Meurtri par la lame acérée de l’orgueil, Alim s’écria.
« Puisqu’il en est ainsi, je te crache ce que je gardais
pour la fin ! Je me suis présenté comme orphelin à l’âge de
quatre ans. Je ne m’étais pas trompé. Je n’ai plus de sœur ! »
Il ne put poursuivre plus avant. Des larmes ruisselaient
sur le visage de Golestam, blessée par la méchanceté de ses
paroles. Toutefois, il ne put taire sa déception.
« J’espérai retrouver la douce Golestan avec qui je gar-
dais les chèvres et les brebis, en lui confiant mes senti-
ments ! Il y a à peine cinq minutes, tu chantais les louanges
de Firuze, maintenant tu la rejettes dans la fosse du mépris.
Tu me sépares de ma nièce et mon neveu ; tu m’éloignes
de la mémoire de nos parents, de notre petite sœur Mojdeh
enterrée en ce lieu de paix. Tu craches sur l’aide que je t’ai
apportée. Si je le pouvais je te donnerai l’argent nécessaire
pour agrandir le troupeau et l’habitation. Je comptais sur
toi pour intercéder auprès de notre famille ; me serais-je
trompé ? Latif s’est laissé attendrir par ses fistons, au point
de mentir à son clan. Que feras-tu envers le nôtre ? Me
pousseras-tu sur le poignard de nos oncles ? Fuiras-tu
quand ils me dépèceront et reprendront le terrain à leur
compte, ou bien me protégeras-tu pour rallonger mes
jours ? »
De chaque iris noir, un ruisseau argenté se déversa
jusqu’au
Des pêcheurs de saumons et d’esturgeons s’affairaient sur la jetée du port de Bakou. Autour d’eux, des négociants en bitume surveillaient le chargement de leur produit. La mer s’ouvrait vers l’orient, la terre vers le pays des Azéris, dirigée par les Atabegs.
Après deux ans à se faufiler entre montagnes, plaines et dangers, sans autres biens que ceux mendiés en chemin, Firuze et Alim avaient patienté le rapatriement de Kendal dans son berceau kurde, après qu’il eut abandonné ses ambitions de bâtisseur d’églises en territoire mongol et tibétain. Ils s’étaient séparés peu avant la ville du Caucase ; lui pour le sud, eux pour l’Iran ou l’Arménie. De cette épopée achevée en territoire ouïgour, puisque les frontières, sans cesse redessinées, leur avaient été fermées, ils avaient reçu la certitude que les religions étaient intrinsèquement liées à la politique de revendication territoriale, en quête de reconquérir leurs anciens empires. Combien de hordes sauvages, chassant la poussière de leurs sabots, avaient-ils aperçues sur les cols de l’Altaï et du Tian Shan, des vallons du Khorassan à la Transoxiane ? Des myriades, rivalisant avec les caravanes de marchandises, apparemment peu soucieuses de se faire détrousser. L’existence ne tenait qu’à un fil, qu’un coup de sabre pouvait aisément trancher ; la mort se tenant à chaque carrefour. Un goût de peur dans des paysages de toute beauté : des montagnes d’où coulait le lait, les rivières répandant du miel dans les vallées, des plateaux de beurre où les nomades chauffaient le thé de l’hospitalité. Fuir ? Du Moyen-Orient à l’Occident, les peuples s’entre-déchiraient. Les croisés d’Europe s’étaient cassé les dents lors de leur deuxième guerre sainte, mais, en Anatolie, l’empire seldjoukide s’effritait depuis la défaite de son sultan soumis par Constantinople. Bien que ne partageant la croyance de Kendal, Alim et Firuze comparaient leur ami à l’intelligent décrit par Mahomet : celui qui amendait son âme et œuvrait pour ce qui venait après la mort. Le Kurde leur avait fait don de son courage à affronter les puissants et de son espérance dans l’humanité que témoignaient les petites gens. L’humilité n’était pourtant pas son premier attribut ; toutefois, de dessous son armure d’orgueil, perçait la bonté et l’honnêteté. Le couple cultivait quotidiennement la gratitude de l’avoir rencontré dans la masure tadjike. Depuis lors, leur vie avait radicalement changé, enrichie tant de cultures que de nouveautés. Kendal priait comme les Derviches, en de longues prosternations, sans pour autant s’émouvoir d’avoir une femme dans son cercle. Pour lui, chaque individu avait un chemin propre qui le conduisait à la communion avec le divin, en suivant certaines pratiques : l’ascèse plaçant l’esprit au-dessus de la chair, le jeûne régulier, la prière solitaire plusieurs fois quotidienne. Ces aménagements simples et transportables, puisque ne nécessitant qu’un tapis, menaient à l’illumination prophétique : l’expérience de luminescence, l’ultime arrivée de l’humain dans sa complétude. Kendal, le Chrétien, ne pouvait se douter qu’il transmettait à ses disciples la voie des Soufis de l’Islam.
Firuze laissa ses yeux effleurer les flots, deux iris ébène glissant sur un émail bleu céruléen et strié de vaguelettes sombres. Elle se remémora le cercle soufi fondé par Yazavi, dont les membres pleuraient alors son décès. Les femmes n’y étant pas admises, elle s’était tenue à l’écart pour écouter les chants des frères, certaine que sa place était dans une communauté mixte où elle vivrait avec son époux ; ou bien exclusivement féminine, s’il souhaitait poursuivre sa quête. Alim ne pouvait s’imaginer un instant les projets secrets de sa compagne, tant il était certain qu’elle le suivrait jusqu’à ce qu’il trouvât la paix et y bâtisse leur maison. L’aimant à la folie, Firuze ne se sentait pas d’abîmer son espoir. Seulement, sa féminité ne pouvait se résoudre à vivre dans l’ombre d’un homme, aussi aimant qu’il fût, en répondant à son désir d’avoir des enfants. Les nuits, combattant contre son propre plaisir, elle se fermait au sexe qui voulait la pénétrer, consciente et meurtrie de blesser son prince adoré. Lors de ce passage éclaire dans la confrérie, elle s’était confiée à une dame placée, comme elle, en périphérie de la scène de musiques et de danses. La soufie lui avait partagé connaître l’existence d’un petit couvent en Anatolie. Depuis lors, avec discrétion, elle orientait Alim vers ce pays.
« J’ai le sentiment que tu rechignes à te rendre en Iran, déclara Alim, comme s’il lisait dans les pensées de Firuze. – Je ne suis pas prête.
– Si tu désires vivre dans un cercle soufi. Chez nous, il y en a plusieurs, grands ou petits. Ils se rassemblent autour d’un maître et ne durent pas longtemps. Pourquoi ne pas les essayer, jusqu’à ce que nous nous implantions dans celui que tu choisiras ?
– N’as-tu point de souhaits ! riposta la femme avec acrimonie.
– Celui de te satisfaire ! répliqua avec agressivité Alim.
– Ne le suis-je pas ?
– Tu transpires la contrariété, de jour comme de nuit !
– Pardonne-moi mon chéri.
– Je ne fais que ça !
– Je ne me sens pas de porter un bébé.
– Le voudras-tu un jour ? »
Firuze souffla d’impatience.
« Écoute Alim, je ne peux rien te promettre, car je ne suis pas pleinement libre de mes choix. Quand ce moment arrivera, alors oui, j’enfanterai volontiers. D’avoir une fille ou un garçon de toi serait merveilleux. »
Alim s’emmura dans le silence.
« Tu me fais peur Firuze, lâcha-t-il.
– Je me fais peur à moi-même.
– Tiens ma main afin que je te soutienne.
– Alors conduis-moi vers l’Anatolie. »