Les somnambules

Maintenant, cette grande carte couverte d'innombrables signatures lui paraissait presque un trop grand honneur pour Esch, lequel ne figurait nullement parmi les clients distingués de son établissement. Mais comme en toute chose elle visait à la perfection et que malgré tous ces noms il restait sur cette vaste carte un large vide qui offensait ses sentiments esthétiques et fournissait en outre l'occasion désirée de remettre Esch à son rang en laissant combler ce vide par un nom de plus humble condition, elle porta la carte à la cuisine pour la faire signer par la bonne, doublement satisfaite puisque, du même coup et à bon compte, elle octroyait une faveur à cette fille.

Evidement, ce spectacle n'avait rien de nouveau pour Ech, Cologne offrait déjà un aspect tout semblable, mais là-bas la longue rangée des entrepôts était chose familière, chose qu'on apercevait même pas, et si d'aventure on avait considéré ces édifices, ces grues, ces rampes comme autant d'objets absurdes, servant sans doute à Dieu sait quels besoins des hommes. Au contraire, maintenant qu'il partageait leur destin, il reconnaissait partout des installations dictées par le bon sens et l'ingéniosité, et ce spectacle le réconfortait. Alors que jadis il ne trouvait que sujet d'étonnement, sinon de scandale, dans le fait qu'il existât tant de maisons d'expédition et que ces hangars uniformes tout le long de la rive affichassent tant de raisons sociales différentes, à présent chaque entreprise prenait figure d'individu et d'individualité, reconnaissable dans la personne de ses magasiniers gras ou maigres, de ses contremaîtres rogues ou bons garçons.

"Bonjour, monsieur Geyring! Bonjour, Monsieur Esch! Eh bien, vous ne perdez pas de temps aujourd'hui.
- Il y a assez longtemps qu'on est sur pied, mère Hentjen, répondit Martin. Quand on travaille, on a aussi la prétention de manger", et il commanda du fromage et du vin. Quant à Esch, le vin de la veille lui empâtant encore la bouche et l'estomac, il se fit servir un alcool. Mme Hentjen vint s'asseoir auprès des deux hommes et s'enquit des dernières nouvelles. Esch n'ouvrit guère la bouche et, sans avoir la moindre honte de son renvoi, il s'irrita d'entendre Geyring commenter l'évènement à perte de vue. "Oui, une victoire du capitalisme", déclara le syndiqué en conclusion de son récit. "Mais voici l'heure où le travail nous réclame. Naturellement, monsieur le baron, lui, peut rester là à tirer sa femme." Il paya, tint à régler aussi l'alcool de Esch - "Il faut soutenir les chômeurs" - prit ses béquilles déposées près de lui, cala son pied gauche contre le bois et s'en fut, tout cliquetant et brimbalant entre ses deux bâtons.
Restés seuls, les deux autres se turent un instant. Puis, du menton, Esch montra la porte :
"Un anarchiste", dit-il.
Mme Hentjen haussa ses épaules dodues :
"Et puis après? C'est quand même un homme comme il faut.

c'était peut-être exact ce qu'on apprenait à l'école et il y a sans doute un froid qui cause des brûlures; froid de l'univers, songea-t-il, froid des étoiles. Là-haut sur un nuage d'argent, son visage fluide et évanescent déjouant toute atteinte, planait Elisabeth, et la pensée que ses parents l'avaient embrassée au sortir de table lui devint une cruelle gêne. Pourtant de quelle sphère venait-il, celui dont elle avait failli être la créature et la victime? Si Dieu leur avait à tous deux envoyé le tentateur, c'était désormais une part de l'épreuve imposée que de la délivrer de semblables atteintes du terrestre! Dieu trône dans un froid absolu et ses commandements sont implacables, ils s'engrènent comme les roues dentées d'une machine de chez Borsig et il y avait là une nécessité si despotique que Joachim fut presque satisfait de ne voir qu'un seul chemin pour aller à la rédemption, le droit chemin du devoir, dût-il s'y brûler les doigts.

laissons là ces considérations. Ce ne sont pas de ces motifs qui décident d'une vie.

L'arme dans ses mains jointes, il se mit à prier. "Mon Dieu, accueille-moi comme tu as accueillit mon frère, tu l'as exaucé, exauce-moi aussi." Puis il fit réflexion qu'il avait à prendre des dispositions testamentaires, il ne pouvait laisser Ruzena sans lui assurer des moyens d'existence, sinon elle aurait eu raison de lui faire tout ce qu'elle lui avait fait, si incompréhensible que cela fût. Il chercha de l'encre et du papier. L'aube le trouva endormi sur la feuille à peine commencée.

Enfin il s'aperçut avec effroi qu'il n'avait plus de prise sur la masse fluente et évanescente de la vie et qu'il s'enlisait sans cesse plus vite et plus profondément dans d'extravagantes chimères frappant le monde entier d'incertitude.

et un matin devant la glace il se demanda pour quelle raison précise il lui fallait porter le sabre à gauche. Avec de telle pensées, il se réfugiait auprès de Ruzena, se disant que du moins l'amour qui les unissait l'un à l'autre échappait à toute convention contestable.

et un matin devant la glace il se demanda pour quelle raison précise il lui fallait porter le sabre à gauche.

"Est-ce que vous vous souvenez encore l'air que j'avais quand j'étais enfant? Joachim dut réfléchir : dans le salon de la baronne il y avait un portrait d'Élisabeth enfant qui prenait obstinément le pas sur le souvenir vivant.