Villette

Les sentiments que Graham me portaient n'étaient donc pas d'une absolue indifférence... Je crois que dans l'immeuble que représentait son coeur, il existait malgré tout une petite pièce, sous les combles, dont Lucy pouvait disposer à l'occasion. Ce n'était pas aussi luxueux que les chambres qu'il réservait à ses amis masculins, c'était loin de ressembler aux appartements où il logeait sa philanthropie, ou bien à la bibliothèque qu'il destinait à ses études scientifiques ; et c'était plus différent encore du pavillon où son bonheur conjugal était douillettement installé, avec tout le luxe imaginable. Mais il me prouva, grâce à sa gentillesse continue et toujours égale, qu'il me gardait un placard, sur la porte duquel était écrit "Chambre de Lucy".

L'homme n'a rien d'un prophète. L'amour n'est pas un oracle. La peur nous fait parfois imaginer des choses qui ne se produisent jamais. Ces années d'absence ! Les ai-je assez appréhendées ! Pas plus que je ne doutais de la mort, pas plus que je ne doutais des calamités qui allaient s'abattre sur moi. J'en connaissais la nature, je n'ignorais rien du cours qu'elles allaient suivre. Djaggernat en transportait une plaine cargaison dans son char ; je la voyais approcher, enfonçant ses roues énormes dans le sol qu'il labourait : pauvre adoratrice prosternée, je m'attendais à être parmi les premières victimes.

Je m'en souvenais : une aurore boréale avait ruisselé dans le ciel, l'avait balayé alors que je m'étais attardée dans les champs déserts et je m'étais arrêtée pour assister à ce prestigieux spectacle, à cette revue d'une armée porteuse d'étendards, au frémissement de cette masse compacte de lances, à cette ascension rapide de messagers qui partaient de là-bas, au loin, sous l'étoile du Nord, pour atteindre la sombre clé de voûte du firmament.

Et là où nous ne serons jamais bien connus, nous prenons plaisir, je crois, à rester complètement ignorés.

Il convient de temps en temps de regarder les choses en face – de vérifier la comptabilité de sa vie et de régler ses comptes.

Il est des caractères humains, caressants, pleins de vie et joyeux, dans l’ambiance sympathique desquels il fait bon vivre quand on souffre de dépression – tout comme il est bon de se baigner dans la chaleur de midi lorsqu’on est affaibli physiquement.

Il est des gens devant lesquels nous reculons instinctivement, que nous éviterions très volontiers si la raison ne nous obligeait à reconnaître que ce sont de très braves gens et il en est d’autres, par contre, dont les défauts son évidents et que nous aimons fréquenter, comme si vivre dans leur ambiance nous faisait du bien.

Il convient de temps en temps de regarder les choses en face - de vérifier la comptabilité de sa vie et de régler ses comptes. A quoi bon essayer de se leurrer soi-même? Triste comptable que celui qui falsifie ses livres et inscrit volontairement sous la rubrique «bonheur» ce qui devrait figurer du côté de la souffrance. Appelez donc les choses par leur nom : l'angoisse est l'angoisse... le désespoir est le désespoir! Inscrivez-les en gros caractères, d'une belle écriture. bien ferme : vous n'en payerez que plus aisément votre dette au destin.
Mais essayez donc de faire un faux, d'inscrire le mot «privilège» à la place du mot ‹peine» et voyez si votre créancier impitoyable vous permettra de passer à travers les mailles, s'il acceptera la fausse monnaie que vous essayez de lui glisser. Au plus puissant des anges de l'armée céleste - et c'est aussi le plus sombre de tous - offrez donc de l'eau quand il exige du sang, croyez-vous qu'il s'en contentera?
Non, s'il veut une goutte de sang, un océan tout entier ne le satisferait pas... Ma comptabilité était parfaitement en ordre.

Je n'avais aucun motif pour désirer guérir, pour désirer vivre et pourtant, combien effrayante était la voix hautaine de la Mort, combien impitoyables, intolérables, les accents par lesquels elle m'invitait à faire sa connaissance.

Mme Beck, gouvernant par l'espionnage, avait, naturellement un état-major d'espions. Elle connaissait parfaitement la qualité des outils dont elle se servait et bien qu'elle n'eût pas de scrupules à employer les plus ignobles dans une ignoble occasion, rejetant ensuite cet outil comme on rejette la peau d'une orange une fois l'orange pressée, je la savais difficile lorsqu'elle cherchait du métal pur pour un pur usage ; quand elle avait trouvé l'instrument sans tache et sans rouille, elle soignait ce trésor, l'enveloppait de soie et de coton.