Citations sur Les Orageuses (56)
Tous les jours dans son bureau, elle voit défiler les violées mais les violeurs sont introuvables, ils sont même absents de l'imaginaire, les filles enceintes disent qu'il n'y a pas de père, sur le formulaire de l'organisme qui décide qui sera réfugié ou non, l'OFPRA, il n'y a pas de rubrique enfant d’un viol alors Lucie bricole, elle barre «union antérieure » et écrit en majuscules VIOL. Elle répète inlassablement que les filles peuvent porter plainte, mais elle n'y croit pas elle-même. Elle a envie de leur dire de se trouver vite une famille, un cercle, parce qu'elles vont être seules face à ça, comme elle l'a été jusqu'à très récemment, mais elle reste souriante, elle apporte des verres d'eau, elle dit qu'elle comprend en hochant la tête, elle apaise. Mais depuis qu'elle avait revu Mia, l’histoire de vengeance, non de rendre justice lui trottait dans la tête. p. 50
Autour d'elle, à la pause déjeuner, on lui demande, Lucie ca va? Tu fais une drôle de tête, elle sent la gêne quand le mot est prononcé, mais merde à la fin, Lucie n'a pas envie de dire agression, parce que ce qui arrive aux meufs c'est des viols, voilà, y'a pas de raison d'avoir honte mais plein de raisons d'être en colère
Elle avait vu la gêne chez ses proches, senti la honte dans ses tripes, la solitude dans ses os. Elle avait vécu personnellement la sensation de déranger en en parlant, de déranger l'ordre établi, la suspicion générale face à son récit, l'impression de devenir folle, de perdre pied avec la réalité, le doute instillé, ( peut-être que j'ai rêvé).
Comment ça, elles ripostent ? Comment ça, elle ne laissent pas couler ? Comment ça, elles s'approprient la violence ?
C’était cet esprit de la défaite qui donnait un avantage immédiat à l’agresseur : parce qu’elles ne pouvaient pas s’imaginer gagner, ou même avoir un effet sur ce qui allait arriver, les filles ne ripostaient jamais ou très peu, persuadées que rien ne pourrait leur rendre justice.
Elles s'étaient finalement entendues sur les dégâts matériels, Inès ne tenait pas tant que ça à torturer quelqu'un, le but serait uniquement de reprendre ce qui leur avait été volé, de retrouver un peu de confiance. Elle voulait une vengeance qui laisse des traces, une vengeance chiante, pas juste des bleus qui disparaissent dans la semaine.
Elle ne comprenait pas que ces abdos l'aideraient à encaisser les coups. Elle ne savait pas que les fessiers servent à propulser la foulée, qu'il servent à courir vite, à s'échapper, à fuir. Elle ne savait pas non plus que les triceps ne devaient pas juste être fins et dessinés, mais qu'ils permettaient d'envoyer le poing loin, avec puissance dans le nez de quelqu'un. Elle avait cherché plein d'exercices pour gommer ses cuisses trop grosses, sans se rendre compte que c'était ces cuisses-là qui lui permettaient de tenir debout, en équilibre. Son corps était là, sans réelle utilité, et ne se rappelait à elle que dans sa vulnérabilité.
Après l'action, elles sont euphoriques, euphoriques d'avoir été jusqu'au bout du plan, heureuses de n'avoir pas fait ce qu'on leur a appris, baisser la tête et se recoudre entre elles. Personne n'apprend aux filles le bonheur de la revanche, la joie des représailles bien faites, ne leur dit que rendre les coups peut faire fourmiller le coeur, qu'on ne tend pas l'autre joue aux violeurs, que le pardon n'a rien à voir avec la guérison. On leur apprend à prendre soin d'elles et des autres, à se réparer entre elles, à "vivre avec", elles paient leur psychothérapie pendant que l'autre continue sa vie sans accroc, sans choc, toujours plus puissant.
On dit pas vengeance, lui avait dit Mia, c’est pas la même chose, là on se répare, on se rend justice parce que personne d’autre n’est disposé à le faire.
Elle a juste une voix qui la hante et qui surgit régulièrement pour lui susurrer qu’elle est pourrie, mauvaise, et qu’elle ne peut faire confiance à personne.