Citations sur L'eau du lac n'est jamais douce (79)
Moi j'ai été un cygne, on m'a implantée ici, j'ai voulu m'adapter de force, et puis j'ai agressé, je me suis débattue et bagarrée y compris avec ceux qui s'approchaient avec leur quignon de pain dur, leur aumône d'amour.
Moi, je suis la femme brisée et opaque, celle qui se réfracte sur les surfaces, toujours visible qu'à moitié.
Je me vois à quatre pattes dans la forêt, essayant de fuir mes responsabilités, celles de mes presque crimes, de mes mots de travers, de mes gestes furieux, de la tendresse que je n'ai pas su donner, de la tendresse que je n'ai pas pu recevoir, de mon avenir, c'est moi qui halète et me tapis, grogne, flaire, je ne veux pas qu'on m'arrête, qu'on me fasse un procès, qu'on m'accuse, puis je braque mon fusil, qui est corps, objet vivant, capacité et je vise, une des rares choses que je sache faire et que je saurai toujours faire.
Je pousse un cri guttural, un appel adressé à quelque oiseau lacustre, je me feins espèce protégée, je me faufile comme une anguille, je m'imagine dotée de pattes palmées comme les mouettes, je retiens mon souffle et fais une cabriole sous l'eau, j'ai dû m'échiner et détruire, mais voilà le résultat: la félicité m'est due, à moi aussi.
Je bois une gorgée d'eau du lac et j'ai envie de ricaner: elle est douce, sucrée cette eau, cette bourbe, elle a un goût de cerises, de marmelade de clémentines, de chamallows, l'eau du lac est toujours douce, je crie à pleins poumons.
Encore: l'eau du lac est toujours douce.
Je crie à pleins poumons.
Je commence à penser que c'est ainsi que les gens sont ensemble: comme des ombres.
Là, à cet endroit, il y a une crèche, cinq statuettes de cette taille à peu près, elles ont été mises là il y a des années.
Nous sommes au bout du ponton, je reconnais l'endroit dans l'eau, au-delà des poteaux d'amarrage, d'où j'ai sauté: une zone d'algues et de pénombre.
Je lui dis que je connais cette histoire et que j'ai plongé et nagé par-là, je n'ai rien vu alors que c'était en plein jour et il réplique qu'elle est pourtant là, je n'ai pas dû bien regarder, les statues sont toujours là, elles veillent tous les jours de l'année sur Anguillara: elles sont visqueuses, rongées par l'eau, jaunies, ni les courants ni les poissons ne les font bouger.
Je voudrais dire que nous mentons tous sur notre famille, c'est le repaire de nos mensonges les plus éhontés, où nous dissimulons note identité, où nous nous inventons des fables, où nous nous protégeons des injustices, nous faisons le plein de clichés et nous nous barricadons derrière les cris, les hurlements, les mystères; mais je n'en fais rien, je le regarde et demande: raconte-moi une autre histoire.
Il m'a fallu ces heures interminables, ces journées traînant en longueur pour réussir à m'approprier un peu cet endroit, cesser de me sentir tout juste arrivée, en retard sur les mythes fondateurs, les légendes et les géologies.
Les gens d'ici te jaugent en fonction de ton degré d'appartenance.
De retour à la maison, ma mère me l'a demandé sans atermoiements: quelque chose te tourmente? Dis-le-moi.
Non, rien.
Je me suis défendue, reprenant possession de cette rédaction où j'avais définitivement mis au pilori la jeune moi, l'enfance sans défense des jeux salubres, cette époque où je ne savais pas frapper et où j'attendais qu'Antonia me défende, où je courais la voir ou voir Mariano pour les informer des atteintes subies par ma petite personne garnie de mie de pain.
Mais peut-être que j'aurais dû hurler: c'est toi, c'est qui me tourmentes (...).
Ma rage est couchée sur la terrasse, elle prend le soleil et fait des mimiques, elle rampe entre les ombres et passe sa tête par-dessus les épaules des lycéens, ma colère est crue, vive, elle a un visage, des cheveux et des mains, elle porte un jean usé aux genoux et sur son épaule un sac en cuir dont une couture a lâché, elle se distingue par son irrationalité, par ses vêtements mal assortis. Ma fureur est disproportionnée, elle a de très longues jambes, des oreilles minuscules et dociles, des pieds courts et poilus.