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Critique de Bcerulli


Selon Schopenhauer, « l'existence est un pendule qui oscille entre la souffrance et l'ennui ». Une tournure que J.K Huysmans reprend dans A vau-l'eau pour qualifier son monsieur Folantin, antihéros naturaliste par excellence, et qui s'appliquerait parfaitement à l'esthétique de Raymond Carver. Tais-toi, je t'en prie, ce sont des personnages qui tournent en rond, et qui pensent, et qui ruminent, et qui s'allument une cigarette, et qui ne s'arrêtent pas de tourner en rond, de penser, de ruminer, et qui fument encore. Tais-toi, je t'en prie c'est une boursoufflure de la vie. Tais-toi, je t'en prie, c'est un souffle rance dans l'oreille. C'est un rot dans une brasserie.

Raymond Carver s'inscrit dans une grande tradition de la littérature américaine du vingtième siècle. Entre Fante et Bukowski, il nous jette dans le flot de ces existences perdues, celles de ces laissés pour compte de l'Oregon, ou d'ailleurs. C'est la vie sans artifice qu'il dépeint à travers ces vingt-et-unes nouvelles, par le biais d'une écriture sobre, humble, sans épanchement, ni ornement. Une prose qui semble écrasée par le poids de la vie et l'usure du temps. Une plume sans la prétention de l'écrivain, qui nous fait ressentir plus que jamais que c'est un homme qui parle, qui pense, qui rumine, et qui s'allume une cigarette, et qui écrit ce qu'il se passe sous ses yeux.

Dans « Voisins de palier », nouvelle qui figure dans les premières pages de ce recueil, Bill et Arlène Miller, employés de bureaux, doivent s'occuper de Minette, la chatte de leurs voisins de palier, Jim et Harriet Stone qui, comme très souvent, sont en déplacement. Les Miller envient les Stone, parce que tout leur réussit, parce qu'ils partent régulièrement en vacances, et dînent dans de grands restaurants. Mais à chaque fois que Bill et Arlène pénètrent dans l'appartement de leurs voisins afin de nourrir Minette, ils sont envahis par un sentiment de bien-être. Ils essayent leurs vêtements, fument leurs cigares, s'allongent dans leur lit. Si bien que, tout comme le lecteur, ils ne voient pas le temps passer, et y restent des heures entières sans même s'en apercevoir.

Là réside tout le génie de Carver : il parvient à saisir un instant, une situation, une anecdote, d'où découle tout un univers, une psychologie, un noeud social et culturel. Pas besoin de les expliquer, les choses apparaissent naturellement, comme dans « Ils t'ont pas épousée » par exemple. Earl Ober est au chômage, alors il se rend souvent à la cafétéria ouverte 24h/24 où travaille sa femme Doreen. Un soir, alors qu'elle se penche dans le bac à glace, deux hommes se pourlèchent devant sa jupe qui se relève, et qui laisse entrevoir une partie de ses cuisses. Earl, témoin de ce spectacle, oblige sa femme à faire un régime et revient tous les soirs à la cafétéria pour observer les réactions de ces messieurs. Une réflexion sur l'amour et le désir, tout en nuances : que représente notre bien-aimé(e) aux yeux des autres ? Peut-il encore la désirer comme une étrangère, après toutes ces années de mariage ?

Une esthétique minimaliste, où seules les émotions jaillissent de nouvelles souvent énigmatiques, à l'image de « le père », récit laconique (deux pages) d'une famille penchée au-dessus du berceau d'un nouveau-né. Mais à qui ressemble-t-il, ce gosse sans aucune expression ? Un ovni dans ce recueil, ou plutôt devrions-nous dire un « olni », dont il est difficile d'en dégager un sens précis, même si la dernière phrase éclaire le texte. C'est cela Tais-toi, je t'en prie, c'est la puissance d'un non-dit, c'est le cri d'un silence.

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